[Chanson Mal Aimée #3] – Kokomo, cocktail mortel pour les Beach Boys

The Beach Boys - KokomoIl n’y aura pas que de bonnes chansons dans cette nouvelle série qu’on se le dise. Kokomo est une horreur, une horreur magnifique qui allait pourtant offrir aux Beach Boys, alors en plein marasme, groupe déliquescent et virtuel, son premier numéro 1 depuis 20 ans. En appui du film Cocktail, l’un des plus mauvais films de Tom Cruise et pourtant un véritable succès à l’époque, Kokomo n’en reste pas moins une chanson fascinante aux pouvoirs insoupçonnés qui allait dans le même temps consommer l’histoire d’un des plus grands groupes américains, soutenir le développement des sinistres bars à cocktail sur toute la planète (transformant au passage la physionomie de milliers de salles à manger où allait s’imposer la mise en place ridicule d’un « bar ») et transformer la vie sexuelle de milliers d’adolescentes.

Au bord du gouffre

Nous sommes alors en 1988. Les Beach Boys n’existent plus qu’en tant que marque, utilisée pour cachetonner en concert. Leur 25ème album studio, The Beach Boys, sorti trois ans avant, ne sert qu’à porter l’image d’un groupe incarnant une certaine idée du cool californien. Le ton est enjoué, à peine assombri par quelques compositions étranges : Passing Friend, un titre composé par Culture Club (invité à étoffer la formule pour l’occasion), ou encore le chouette I’m So Lonely, l’une des seules compositions d’un Brian Wilson aux fraises, tombé sous la coupe de son psychiatre autoproclamé Landy qui le ruine et l’abrutit de drogue. On se référera pour en savoir plus sur Eugène Landy et la période noire du compositeur au biopic Love & Mercy sorti en 2015.

Après quelques années de procédures juridiques entre membres qui continueront par la suite et jusqu’à aujourd’hui, les Beach Boys perdent en 1983 Dennis Wilson qui se noie à l’âge de 39 ans. Le groupe parcourt l’Amérique et compose quelques chansons ou bandes sons pour des films sans importance. Il s’agit d’occuper le terrain et de faire rentrer du fric pour soutenir le train de vie des uns et des autres, mais aussi pour financer un entourage de plus en plus coûteux et fourni. Fin 1987, le réalisateur australien Roger Donaldson qui a réalisé quelques années avant le Bounty avec Mel Gibson, hérite d’un projet foireux visant à rassurer les adorateurs du jeune et triomphant acteur Tom Cruise de la capacité de leur chouchou à les divertir. Tom Cruise a explosé avec la bluette Top Gun et est en recherche de mutation. Il a côtoyé Paul Newman dans la Couleur de l’Argent et s’apprête à devenir un acteur sérieux aux côtés de Dustin Hoffman dans Rain Man. Histoire d’assurer ses arrières,  les studios lui conseillent de capitaliser sur sa belle gueule à travers cette histoire hallucinante (inspirée d’une histoire vraie) d’un apprenti financier qui, pour se payer des cours d’économie (bon sang!), va révolutionner le flair bartending (autrement dit la « jonglerie de bar »). Il n’y a pas grand chose à sauver dans Cocktail : le rythme est désastreux, le conte de fées idiot et à peine sauvé par quelques scènes dramatiques et une excursion kitsch en Jamaïque. L’histoire est cousue de fil blanc et terriblement années 80, ce qui n’empêche pas le film de rencontrer un énorme succès malgré un accueil critique plus que mitigé.

Les fiancés de l’Amérique conservatrice et libérale

Toujours est-il que Donaldson, à la recherche d’une bande-son pour soutenir son histoire d’une réussite américaine, contacte l’alors producteur des Beach Boys Terry Melcher pour leur demander de tapiner pour lui. La BO de Cocktail aligne les pointures américaines de Ry Cooder à John Mellecamp en passant par le Tutti Frutti de Little Richard, ce qui correspond tout à fait au projet d’imposer Tom Cruise en personnage emblématique de l’Amérique, battant, beau aux dents blanches et solide sur ses bases. Ce n’est pas pour cette raison que les Beach Boys acceptent et que Terry Melcher se montre enthousiaste. Melcher se remet péniblement du drame qu’il a abrité chez lui, étant l’heureux propriétaire de la maison où les adeptes de la Manson Family ont massacré cinq personnes. Le producteur a mis quelques temps à se refaire une santé et à revenir en grâce dans le cercle des Beach Boys. Conscient que les Beach Boys sont incapables en l’état de composer quoi que ce soit, il contacte son ami John Philipps des Mamas and Papas pour savoir s’il a un truc à lui proposer, une chanson originale ou une reprise qui pourrait faire l’affaire. Philipps qui, de son côté, a connu aussi meilleure fortune repêche dans ses archives une chanson, Kokomo, dont il a enregistré une  version, originale donc, l’année précédente, sans l’utiliser. Le titre est assez différent de la version qui sera réinventée par les Beach Boys et Mike Love en particulier : il n’y a pas de refrain et surtout aucune référence à une autre île que l’imaginaire Kokomo.

Car, c’est là le truc cool ici : Kokomo n’existe pas. Ou du moins n’existe pas encore au moment où la chanson est écrite et composée. Plus tard, un milliardaire rebaptisera un caillou en son nom, mais en 1988, il s’agit d’un fantasme paradisiaque, inspiré probablement de l’Ile Moustique qui appartient à un ami aristocrate de… Philipps, lequel le revendra d’ailleurs un peu plus tard à un groupement de stars parmi lesquelles on trouve Mick Jagger, David Bowie et Ryan Adams. Moustique inspire Kokomo qui inspire Mike Love. Le taulier des Beach Boys, homme de pouvoir s’il en est, n’est pas que le méchant bonhomme qui passe son temps à assigner Brian Wilson en justice pour lui réclamer des royalties : c’est le ciment du son des Beach Boys, un musicien central dans la mécanique de (dé)composition du groupe et celui qui permet de temps à autre au groupe de créer ensemble. Mike Love a un sens mélodique affûté et une technique très pointue qui lui permet immédiatement de voir ce qui manque dans une inspiration wilsonienne, pour lui ajouter un petit plus définitif. C’est son super-pouvoir à lui. Mike Love prend la version de Philipps et, avec l’aide (discrète) de Melcher, l’améliore pour en faire le tube qu’on connaît. Il invente un refrain entêtant et ultra-efficace et développe le schéma initial pour l’emmener plus nettement vers l’évasion. Il a l’idée d’ajouter les noms d’autres îles pour renforcer l’exotisme du morceau, ce qui s’avère en soi une idée de génie. Cinq ans après, Laurent Voulzy utilisera le même procédé en France sur le tube Belle Ile En Mer.  Des musiciens de studio sont embauchés pour faire le boulot de réengistrement et l’ancien compère de Brian Wilson, Van Dyke Parks, fait même une apparition. Sous la coupe de Landy, Wilson est informé que le groupe se réunit mais n’est finalement pas autorisé à se déplacer. Ce sera sans lui. L’histoire veut qu’en écoutant un jour le morceau à la radio, il n’ait pas reconnu qu’il s’agissait d’un titre des Beach Boys.

Tom Cruise, ce héros

Le titre Kokomo sort au début de l’été 1988 en single accompagné du Tutti Frutti de Little Richard. Tout le monde s’en balance et personne ne l’écoute, jusqu’à ce que le film sorte enfin et propulse Kokomo en tête des charts américains en quelques semaines. Les Beach Boys, emmenés par Carl Wilson et Mike Love, sont relancés et signent dans la foulée un nouveau contrat pour un nouvel album. Ils font une autre chanson, Still Cruisin, pour l’Arme Fatale 2, avec Mel Gibson de Richard Donner, qui ne remporte pas un grand succès et se ramassent en 1989 avec l’album du même nom, malgré la présence en plage 5 de Kokomo. Rétrospectivement, Kokomo apparaît ainsi comme un cadeau empoisonné. Le titre n’est pas calamiteux mais célèbre un groupe qui, plus que jamais, entend sonner comme les Beach Boys sans les Beach Boys. C’est un titre de faiseur, sans génie, qui articule les éléments lexicaux du groupe et ses éléments musicaux dans un nouveau langage privé de signification et d’ambition. Kokomo ressemble à un coquillage méta qui ferait entendre une sorte de réminiscence de ce qu’était le groupe dans les années 60. Les plus méchants diront que le groupe ressemble désormais à un cover band de lui-même comme il y en a des dizaines qui courent le territoire. En offrant à cette approche un succès commercial, Kokomo a condamné définitivement les Beach Boys à n’être plus que cela. Une histoire alternative aurait voulu que Wilson, dégagé progressivement de l’emprise de Landy, réintègre la cellule « familiale » et réussisse, à l’ancienne, à renouer avec ces anciens collègues. Kokomo valide la stratégie inverse selon laquelle la composition a moins d’importance que le style, la chanson moins que la signature. Les Beach Boys sont une technique et un paysage : des choeurs, des harmonies vocales, du soleil et de la joie. Ils ont des chemises à fleurs et sont ramenés à leur état d’origine : de vrais faux garçons de plage qui pourraient jouer les utilités dans un de ces films vieux que tournait Elvis Presley.

Ça tombe bien, c’est justement ce à quoi l’on peut comparer Cocktail, un vecteur médiocre pour un talent en devenir. Tom Cruise s’impose, quelques décennies plus tard, comme le fiancé de l’Amérique et une figure altérée (et qui ne chante pas) d’Elvis. Même belle gueule, même sensualité mais adaptée à l’ère capitaliste. Cocktail est une bluette libérale. Kokomo n’est rien d’autre qu’une musique d’ambiance comme on en joue dans les pizzerias, un mauvais pastiche de l’équilibre et des harmonies qui berçaient les meilleures compositions du groupe. Le rythme est faux, la langueur faisandée et les voix comme chantées d’outre-tombe. Le texte de la chanson lui-même qui raconte une escapade amoureuse sans tâche aux Caraïbes est en décalage avec la ligne narrative du film où l’affreux Cruise va venir coucher avec la femme de son meilleur ami et entraîner celui-ci vers une fin dramatique. Le clip est tourné d’ailleurs dans une zone hôtelière Disney en Floride qui, à l’époque du tournage, n’est pas encore ouverte. La vidéo est tournée en 2 heures avec une équipe de pom-pom girls de Vegas et quelques figurants. La pluie menace. La coquille est creuse, tout est feint, à l’exception des serveurs de l’hôtel qui utilisent les Beach Boys pour cobaye et les enivrent de cocktails gratuits pour se faire la main. Brian Wilson est loin et regarde la mer depuis sa salle à manger avec vue panoramique. Il réenregistrera le morceau en espagnol par la suite, dans une version quasi identique.

Pour les ados qui naissent à la musique dans les années 80, les Beach Boys sont associés définitivement à un environnement moisi et kitsch, association qui sera renforcée par le fricotage de Love avec l’intelligentsia républicaine de Bush à Trump aujourd’hui. Il faudra quelques années et des efforts critiques insensés (de la presse spécialisée) pour redorer sa réputation et amener à faire de lui aux yeux de la nouvelle génération le génie qu’il a été autour des années Pet Sounds. D’une certaine façon, c’est au désastre Kokomo et aux années qui en découlèrent qu’on doit cette réhabilitation tardive et désormais totale (Smile, etc).

Contre les apparences, Kokomo est peut-être la plus triste et tragique chanson des Beach Boys.

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