Kiefer / It’s OK, B U
[Stones Throw]

8.2 Note de l'auteur
8.2

Kiefer - It's OK, B UÀ l’occasion du Peace des Sirens of Lesbos, on évoquait certaines mutations musicales dues à la démocratisation du DIY digital et d’autres outils de composition depuis la fin des années 2000, notamment toute cette veine lo-fi du hip-hop et d’un certain jazz. Force est de constater que le jazz, l’un des genres les plus âgés du XXe siècle, est celui dont la transformation est peut-être la moins négligeable ces dernières années. On ne parlera pas de bouleversement musical – le jazz reste le jazz ! – mais en ces temps inflationnistes où on déborde de musique sans y débusquer de son neuf, il faut dire que les lendemains qui chantent tardent à changer leur refrain. L’américain Kiefer, lui, peut être considéré comme l’ambassadeur de ce nouveau jazz de chambre.

OK rêveur !

On dénombre pas mal d’arnaques dans la sphère du DIY, mais avec It’s OK B U, on est dans ce qui se fait de mieux. C’est tout comme si cette musique nous entourait d’une couette. Nous voilà, avec ce cinquième album de Kiefer, immergé dans une alcôve de chaleur et de bienveillance, un monde évoquant presque la limpidité de l’enfance. Nos coussins veillent sur nous ; la petite console attendra notre retour au lendemain. Après avoir glissé sur ses notes de piano, Dreamer nous flotte en tête. Le pianiste fait des petits pas avec ses mains, sautillant de manière chatoyante. Nous avons comme l’impression que s’esquisse une ville devant nous, prête à s’endormir dans la nuit. Quelques fenêtres illuminées subsistent, avant la fermeture des rideaux pour Morphée. On espère que le petit Baboust atteindra de tels horizons un jour.

L’album se dessine tout en sonorités primaires. C’est un voyage en sonorités scintillantes : certaines sont oblongues ; d’autres trompettent dans le lointain. Sur Head Trip, Luke Titus vient battre les œufs en batterie pour nous réveiller avec une tablée digne de petit prince, et c’est comme si la piste sentait bâillements et douces haleines au café. Comme avec Alfa Mist, cette musique sait si bien traduire la fièvre solitaire, l’engourdissement fatigué, les cils enchâssés… Hips sonne comme le Summer Madness de Kool and The Gang repassé au fer… à repasser. C’est cet état animal entre éveil et somnolence qu’on ressent si bien, cet état où l’on ne désirerait qu’une chose : glisser du plancher du réel vers la trape du rêve. Mais c’est surtout l’excellent titre éponyme qui nous envoie illico au Japon. On se sent comme à Tokyo, un peu Lost In Translation dans un lieu certes un peu dur et frisquet, mais sans possibilité d’agression. Contrairement à la lo-fi synthwave, le jazz de cet album prend en compte les mauvais côtés du monde et vous épaule : il vous en protège sans vous couper de lui. Oui… il semblerait que cet album nous veuille du bien.

Kiffe ta vibe

Il vous veut un bon sommeil ; vos cinq fruits et légumes du jour. Il vous regarde avec tendresse, avant que l’on prenne la porte. My Disorder rappelle certains artistes de la scène chill hop / alt hip hop française, comme Mighz, plus encore avec son groupe nu soul Timeless Keys. La piste est à la fois feutrée et bourrue ; elle n’hésitera pas à en découdre, si on la bouscule. Glowing, elle, nous change : on a l’impression d’être dans un Los Angeles d’un futurisme gentillet, dégoulinant d’une timide pluie. Si la série Cowboy Bebop en prises de vues réelles avait été réussie, elle aurait inclus un morceau de Kiefer pour souligner, au côté de Nujabes, ces délicieux moments de suspension où le spleen japonais s’invitait, dans l’original. C’est lo-fi, fait comme un grand, mais avec la finesse de pointe de l’artisanat, comme un pain matinal et gonflé sortant du four du boulanger.

Point étonnant, les voix (si ce n’est quelques bruits de bouche), contrairement à chez Sweatson Klank dernièrement ou l’ami Mndsgn, dans des veines plus hip hop et funk, ne semblent conviées à la fête. A priori, étant donné son rythme contemplatif, on n’aurait pu imaginer qu’un rap vintage dessus. Nous ne serions pas contre l’idée d’un remplissage vocal, mais leur absence souligne aussi la profondeur musicale et solitaire de Kiefer. On s’interrogera par contre de certains interludes insignifiants, ou de certaines pistes tardant à s’éteindre. Ce qu’on apprécie particulièrement, c’est quand ces notes presque caduques (comme sur Doomed) – évoquant, par leur fragilité électronique, le minimalisme contraint de certaines compositions de jeux vidéo – jeunes de seulement vingt ans, mais déjà dépassées, tant la technologie court vite – se mêlent à un piano éternel. Cette interrogation sur une nostalgie naturelle, humaine, passage presque obligatoire, tant elle est percevable chez nombre d’artistes de tous genres, est en soi relativement passionnante, mais il est pour nous déjà l’heure de se coucher. Kiefer est un petit orchestre à lui seul, prince en son monde de rêves et, peut-être, par contagion, des lumineuses introspections arrivant à grands pas.

Tracklist
01. I Could Cry
02. Panic
03. My Disorder
04. Dreamer
05. High
06. Falling
07. I Wish I Wasn’t Me
08. Head Trip (ft. Luke Titus)
09. Hips
10. Doomed
11. August Again
12. I Was Foolish, I Guess
13. Glowing (ft. Pera Krstajic)
14. Forgetting U
15. It’s Ok, B U
16. I Mean That
Écouter Kiefer - It's OK, B U

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