A la longue, on imagine assez bien le quartier général de Cranes Records flanqué en son centre d’un équivalent musical du Cerebro du Professeur Xavier dans les X-Men, à partir duquel les gars du Mans repèrent où qu’elles se trouvent les pépites shoegaze. Dès qu’un voyant lumineux s’allume et clignote sur la fabuleuse machine, le patron du label se précipite dans son jet privé à pédales et part chiper le groupe ultra-doué à la concurrence. Cranes Records avait déniché l’année dernière dans son jardin les fabuleux The Dead Mantra, qui avaient livré avec Nemure (actuellement en tournée européenne) ce qui était sans conteste le disque (du genre) de l’année et, en tout cas, un album suffisamment charpenté pour (re)mettre la France au centre du rock à guitares qui crépitent. On parierait que Cranes va nous la rejouer à l’identique avec les Rennais de Boca River, dans un registre quelque peu décentré par rapport à l’orthodoxie bruitiste mais avec un même bonheur.
On ne sait pas grand-chose à ce stade sur Boca River, si ce n’est qu’une partie du groupe émargeait auparavant sous le nom de Verbal Kint’s Gone (inconnu au bataillon), et a emprunté son nom de guerre en 2013 aux deux équipes de foot voisines et rivales de Buenos Aires, le Boca Junior et River Plate. La référence footballistique, qu’on peut entendre aussi comme un hommage aux luttes fratricides et à l’univers des gangs, n’est pas forcément décisive mais donne une allure folle, en même temps qu’un petit côté exotique fameux, à un groupe qui ne manque pas d’audace. Là où The Dead Mantra explorait la veine historique du shoegaze en s’activant sur ses guitares façon Ride, Boca River officie dans un registre assez différent, clairement plus pop, laissant une plus grande place au chant. Cette école dissidente et déjà métissée était tenue à l’époque par des groupes comme SpaceMen 3 ou, d’une certaine manière, par le My Bloody Valentine des premiers jours avant que ceux-ci ne finissent ensevelis sous le bruit. Elle se caractérisait alors par son élégance et sa capacité à marcher sur l’eau vive. Il n’est jamais simple pour un chanteur et une mélodie de surnager et de tenir sur leur planche dans une mer de guitares déchaînée. Il faut un certain savoir-faire en matière de production et de variation d’intensité pour que des titres incandescents touchent au Graal absolu du genre : la lisibilité totale. Et c’est justement ce que réussit ce Away, premier mini-LP (six titres uniquement mais une bonne demie heure de musique) du groupe, en s’imposant comme un nouvel évangile de la « ligne claire » tout à fait convaincant.
Le premier titre, Doomsday (ça ne s’invente pas) donne le sentiment d’un shoegaze biberonné au rock plus qu’à autre chose. Le morceau est plus appliqué que vraiment emballant, efficace et structuré comme si le groupe faisait encore ses gammes. Les guitares zèbrent le vide d’électricité, habillant d’étincelles une structure aux accents vaguement gothiques, tandis que le chanteur semble encore se débattre avec une pointe d’accent français. Gens sérieux s’abstenir. La chanson qui suit, Coffee Dance, nous en dit beaucoup plus sur le talent et l’énergie du groupe que le morceau d’ouverture. Cette fois, le quatuor fait ressentir l’urgence qui l’anime et se décide à rentrer dans le vif du sujet. C’est sec (2 minutes et quelques), définitif et cela rappelle les meilleurs morceaux de The Men avec des accents punk sans appel. Slow Love dans un tout autre registre encore vient élargir l’ambition de Boca River en ralentissant le tempo. Le chant devient caressant et amoureux et le groupe montre qu’il peut aussi opérer dans ce registre « au ralenti » avec tact et volupté. S’il est assez facile de faire du raffut avec… du bruit, tailler une love song de ce calibre avec des pédales et des amplis branchés à ce volume est toujours une performance et Boca River fait cela merveilleusement bien. Les trois autres titres confirment notre impression : Two Miles Away est le meilleur titre du lot et réussit un joli mariage chaud/froid qu’on pourra montrer en modèle dans les écoles d’électricité. Comme les textes ne sont pas idiots et le chant transmuté entre un hybride de Peter Perrett et Richard Ashcroft, on se prend à réellement envisager la grande escapade suggérée. Et le niveau est loin de baisser sur le final : Surgery est impeccable avec son pont grésillant de mi-course et sa reprise en basse inattendue et merveilleuse ; Whale Song, la seconde chanson monument de l’ensemble, est une conclusion évidente à une entrée en matière redoutable.
Cela faisait un bail qu’on n’avait pas croisé un déluge ayant un tel pouvoir d’élévation. Boca River et son Away ont tout pour plaire aux amateurs du genre et peuvent, sur leurs atours rock pop et mélodiques, espérer toucher un public qu’un trop plein d’électricité effraie. Démonstration d’ambitions variée et finalement touche à tout, Away n’a pas la force et l’impact monolithiques du Nemure de The Dead Mantra mais promet tout autant. On attend donc la suite (bah oui… déjà) avec impatience.
02. Coffee Dance
03. Slow Love
04. Two Miles Away
05. Surgery
06. Whale Song
C’est marrant : perso, mon morceau préféré, c’est justement Doomsday qui me rappelle Blue, paru en 1993…. quand Verve était un grand groupe fascinant et incandescent (ceux qui les ont vu sur scène à l’époque comprendront). Autant dire que c’est un compliment donc.
Un pur kiffe pour ce groupe