Parmi les grands petits groupes négligés, Lush fait souvent figure de chouchou des amateurs de rock indé…. masculins. Il faut dire que les groupes de filles n’étaient pas légion à occuper le devant de la scène en cette toute fin des années 80 et durant les années pré et brit-pop pendant lesquelles le groupe emmené par Miki Berenyi et Emma Anderson livrera ses trois merveilleux et uniques albums, Spooky (1992), Split (1994) et Lovelife (1996). Il faut ajouter à cette trilogie long format, le Gala de 1991 qui rend compte sous la forme d’une collection de leurs premiers singles de leurs débuts discographiques, l’excellente compilation de faces B (époque Lovelife) Topolino et pour ceux qui veulent une vue générale sur le travail des Londoniennes l’excellent best-of Ciao, sorti en 2001. Le coffret Chorus, sorti par 4AD en 2015 autour de la reformation du groupe, reprend à peu près tout ça et même un peu plus dans un ensemble de 5CDs qu’on aura peut-être aujourd’hui un peu de mal à trouver sans se ruiner.
Avec cette belle carrière discographique en un peu plus de 100 chansons, Lush n’en est pas moins resté avec l’image d’un groupe discret, presque confidentiel mais chéri par un nombre limité de fans et, de ce côté de la Manche, foncièrement anglophile. Il faut en fait être tombé dans la pop anglaise dans les années 1988-90 pour avoir eu la joie de croiser le groupe. Miki et Emma se rencontrent sur les bancs du lycée à Camden et font assez vite de la musique ensemble au sein de divers groupes. Lush nait véritablement quand Meriel Barham, leur chanteuse de l’époque, les abandonne après un premier concert. Elle rejoindra esuite les Pale Saints, groupe dont Lush reste très proche. On est début 1988 et faute d’autres candidat(e)s, Miki Berenyi décide de prendre le micro. Avec Steve Rippon à la basse et Chris Acland à la batterie, les contours du quatuor sont dessinés. C’est ce groupe qui constitue le line-up classique du groupe et signe sur 4AD après avoir été repéré autant pour son son, juvénile, ses entames punk rock que pour son style et son allure.
Lush progresse alors à vitesse grand V. Le groupe apprend à jouer et surtout à composer livrant avec Scar, un premier EP 6 titres qui épate et est assez vite rattaché au mouvement shoegaze naissant. La voix de Miki Berenyi apporte une sensibilité et un charme irrésistibles à des arrangements pop rock dreamy et dynamiques, qui bénéficient de productions légères et savantes de types comme John Fryer (This Mortal Coil) ou Robin Guthrie (Cocteau Twins). Spooky est un disque qui n’a pas pris une ride aujourd’hui, solide et plus compact qu’il en a l’air. A l’image de Nothing Natural, Lush développe un son éthéré, aérien et angélique mais sur lequel pèse toujours une forme de menace électrique qui amène de la tension et élève l’enjeu. Les textes font penser au rock gothique et paient, à cette époque, leur écho à Siouxsie and The Banshees, l’une des influences revendiquées du groupe. Sur Ocean, par exemple, on peut chanter en chœur :
Come with me
Into a cool blue stream
Bleed into oceans green
Lips open wide
Drinking the tide
Reach for me
Here where the ocean sea
Melts and you sink with me
Deeper inside
I’ll make you mine
La chanson au caractère évanescent, fuyant et gothique n’a rien à envier aux morceaux lyriques que composent un groupe comme le Dead Can Dance. Mais on sent d’emblée qu’il y a aussi dans l’écriture de Lush une vraie tentation pop qui pointe le bout du nez sur des pré-tubes évidents comme Superblast!. La production « mur de son » et les effets de guitare font de Lush une sorte de Ride au féminin qui rencontre assez vite beaucoup d’échos. Rippon passe la main en 1991 à Phil King, musicien majeur qui apporte sa technique et son inspiration au groupe après être passé par Felt et The Servants (le premier groupe de Luke Haines). Difficile de dire ce que ce changement apporte au groupe mais Split (le 2ème ou 3ème album du groupe si on considère Scar comme un mini-LP ou un EP) marque un vrai saut qualitatif dans l’écriture des morceaux de Lush. Le son est plus pop rock, plus mainstream et délibérément tourné vers la conquête du marché américain. Le son de Lush gagne en lisibilité mais aussi en impact. La section rythmique fait un travail remarquable et nous gratifie de compositions mémorables à l’image du génial Kiss Chase. Les compositions sont plus enlevées, plus dynamiques, plus rentre-dedans aussi et Lush gagne encore en efficacité. Hypocrite est une tuerie qui donne l’impression qu’on tient avec le groupe le chaînon manquant entre The Breeders et les Pixies « à l’anglaise ». Lovelife (qui figure bien sur Split et non sur… Lovelife) est une balade quasi érotique, vénéneuse et hautement sensuelle :
You are the one
In your concrete arms I adore you
Dusty and dear
Block out the sun
In your twists and turns I invade
You show me no fear
Left it unsung
I shall leave but I’ll return
Poison my lungs, my blood is full of lead
Things unsaid
My love for you still burns
Desire Lines évolue au ralenti dans une dimension étrange où la peur de mourir et les baisers s’oublient. Lush préfigure les travaux que mènera David Gedge avec Cinerama ou encore Luke Haines avec Black Box Recorder, ce mélange d’une sensualité libérée et presque toxique exprimée par une voix de femme, et d’une tension rock omniprésente. Il n’y a aucun mauvais morceau sur Split, juste des standards, à qui l’on ne peut même plus reprocher de sonner tous pareils. Au son unifié et shoegaze succède une véritable identité pop rock que rend à la perfection le producteur Mike Hedges. La réédition de 2023 rend justice au travail qui avait été pourtant décrié par le groupe lui-même. Le disque est sombre, dense et profond.
En 1996, le groupe qui n’a pas encore tout à fait rangé son envie de conquérir l’Amérique livre avec Lovelife un disque qui lorgne à la fois vers le marché américain mais répond aussi pleinement au cahier des charges de la brit pop triomphante. Les singles pétillent et font de ce troisième LP le plus aimable des trois. Ladykillers en tête, démarre sur un son de guitares très Pixies avant de nous proposer un déroulé tout en rupture taillé pour les charts britanniques et qui sonne comme du Elastica (si Elastica ne sonnait pas comme du Lush). Single Girl donne envie de faire la sortie du lycée…et il y a Jarvis Cocker, dans un grand jour, qui vient faire l’appoint au chant sur le badin Ciao!. Mais il y a beaucoup plus sur ce disque que des chansons dans l’air du temps. Il faut écouter Last Night, le plus grand morceau du groupe, pour mesurer à quel point Lush a grandi. Lovelife est un accomplissement musical et commercial, le probable joyau d’une discographie qui dépasse amplement la britpop en ambition. La mélancolie et l’ampleur qui se dégagent des compositions et de la production annoncent ce qu’essaiera ensuite de faire le Pulp finissant sur This Is Hardcore et We Love Life, achevant de convaincre les fans que Lush, contrairement à ce qu’on a rapporté, n’aura pas un groupe de suiveurs mais un groupe original et de bien des manières pionnier.
Lovelife se vend très très bien et amène avec le succès son traditionnel train de questions. Est-ce que Lush n’est pas en train de se voir trop beau et de perdre le sens de son engagement ? Alors qu’il est très demandé en Angleterre et en Europe, le management de Lush envoie le quatuor s’épuiser dans une tournée US au long cours qui aboutit à un épuisement intégral de ses membres. Emma Anderson en a marre de jouer à grande échelle et envisage la première de quitter le groupe. Elle a envie d’un album plus confidentiel, moins ample, idée à laquelle semblent se rallier les trois autres, harassés par ce succès soudain.
En octobre 1996, un mois après un dernier concert donné au Japon, Chris Acland, le batteur, se pend dans le jardin de ses parents. Le groupe suspend toute activité et annoncera sa séparation début 1998. Acland était sous Prozac et un peu déprimé. Une rupture ainsi que les problèmes rencontrés par le groupe ont pu précipiter son geste.
Lush se met en sommeil jusqu’en 2015. Le groupe part en tournée pour accompagner le coffret Chorus et signe même un nouvel EP 4 titres en 2016, Blind Spot, qui s’avère plutôt soigné et réussi. Et puis chacun rentre chez soi. Phil King lâche l’éponge le premier et puis en 2016 tout s’arrête à nouveau sur un nouveau communiqué. Fin de partie.
La campagne de rééditions 2023 des albums en vinyles de Lush permet de revenir avec sobriété (il n’y a rien de plus que les disques originaux) sur l’oeuvre d’un groupe qui aura été coincé historiquement entre plusieurs mouvements et influences (le gothique, le shoegaze, la brit pop, les Cocteau Twins, les Jesus and Mary Chain) mais qui aura, pour cette raison même, su et pu développer une esthétique originale, forte et intimiste à la fois, mais aussi une écriture profonde, intensément féminine et féministe, qui n’a rien perdu de sa séduction aujourd’hui.
On aura même pas eu besoin de dire à quel point les membres du groupe (Miki bien sûr, mais aussi Emma et Phil) étaient beaux à voir !