On ne sait pas dans quelle mesure les deux phénomènes sont liés mais les mouvements intervenus sur les voix ces dernières années au sein des musiques populaires et commerciales, incarnés par la généralisation des traitements en studio (Autotune, vocoder, filtres divers) et l’émergence de castafiores standardisées (de Céline Dion aux avatars de la Star Ac), se sont accompagnés, dans le même temps, d’un grand mouvement de retour, sur la scène indépendante, vers des musiques strictement instrumentales : musiques de films, ambient, post-rock atmosphérique ou mélodique et, ce qui nous amène ici, redécouverte de la composition classique, option minimaliste. On peut, si on le souhaite, écouter Glass Piano entre deux guitares shoegaze, et discerner assez aisément les passerelles qui existent entre ces relectures romantiques de Philip Glass et, disons, n’importe quel disque de Mogwai ou de Sun-Ra. On soulignera aussi les liens entre Brubaker et son ancien élève Francesco Tristano ou Nils Frahm.
On peut aussi et évidemment (mais ce serait sortir de notre « spécialité »), se contenter de saluer les états de service de Bruce Brubaker, pianiste magnifique croisé il y a quelques années pour une série (tout aussi brillante) de relectures de John Cage, qui, sans en changer la moindre note, parvient à donner une pertinence nouvelle à des thèmes ou des morceaux qu’on avait un peu trop vite enfermés dans les limites de leur école d’origine. Certains connaissent probablement les opéras de Glass, depuis Einstein on the Beach jusqu’à la Belle et la Bête. On n’en fera pas l’article, mais on y renverra les plus curieux. Ce sont des merveilles d’intelligence et de subtilité. Brubaker a croisé Glass dans les murs de la Juilliard School de New York, l’une des prestigieuses maisons où s’enseigne la musique. Ils n’ont ni le même âge, ni les mêmes préoccupations. Ils n’ont surtout pas la même façon d’aborder la musique. Glass a mis un peu d’eau dans son vin mais a su imposer au fil des années une œuvre où la nuance est reine et la distinction quelque chose qu’on n’aperçoit jamais qu’au détour d’une boucle ou d’une altération planquée dans une énième répétition. Brubaker joue Glass, à la note près, s’accordant finalement assez peu de liberté, mais réussit à en faire quelque chose de radicalement différent. On ne dira pas qu’il humanise l’ensemble mais plutôt qu’il ramène Glass à la portée du commun des mortels. Son toucher est d’une souplesse invraisemblable et les modifications qu’il porte aux rythmes, à l’organisation et à la pondération des accords, leur donnent au final une texture nouvelle. Glass Piano est une réappropriation spectaculaire, une sorte d’explication de texte sentimentale qui est à la fois extrêmement fidèle aux originaux et tout à fait audacieuse. Mad Rush, la pièce qui ouvre le disque, porte tout à fait son titre et déroule ses quinze minutes à toute berzingue, évoquant le cours limpide et frais d’un torrent de montagne. L’atmosphère est printanière, presque joviale. On sent, dans les césures, la nostalgie du badinage, des babils d’enfant. Brubaker souligne sans détourner, il interprète sans dénaturer, prenant le plus grand soin, ce qui eut été une erreur majeure, de ne jamais trop en faire. Metamorphosis 3 est d’une belle lisibilité, claire et transparente comme de l’eau de roche, tandis que Metamorphosis 5 fait écho au goût de Glass pour les jeux de miroirs de Cocteau. Knee Play sonnerait presque comme du Chopin un peu rude, si on n’y prêtait garde, tandis que le final Wichita Vortex Surtra présente une structure beaucoup plus contemporaine, qui n’est pas sans évoquer certains travaux pour le piano de l’Américain Copland. Le morceau revient buter au bout de quelques minutes sur le thème central de Mad Rush, donnant le sentiment que l’ensemble est d’une cohérence et d’une intelligence inattaquables.
Glass Piano est un disque à se procurer d’urgence pour se reposer de tous les autres et d’une certaine manière « faire respirer l’oreille ». C’est un disque susceptible de réconcilier les plus rétifs avec l’œuvre de Glass et par la même d’ouvrir une voie vers toute une partie de la composition contemporaine. C’est aussi une sorte de disque de jazz et une formidable leçon de piano vivant. Cela fait pas mal de raisons de s’enthousiasmer.
02. Metamorphosis 1
03. Metamorphosis 2
04. Metamorphosis 3
05. Metamorphosis 4
06. Metamorphosis 5
07. Knee Play
08. Wichita Vortex Sutra