Une fois n’est pas coutume, focalisons-nous sur le clip accompagnant la chanson plutôt que sur le titre lui-même. Que cela soit néanmoins clair : “Cargo” est une très grande chanson d’Axel Bauer, et probablement l’une des plus représentatives du début des années 80. Fantasme hétéro-gay préfigurant l’amer à boire du premier Miossec, dérive marine façon Querelle prenant au sens propre la fascination pour les bittes d’amarrage, nuits alcoolisées en attendant retour sur le rafiot, “Cargo” (la chanson) entretenait le trouble sexuel ainsi qu’une certaine sacralisation de l’autoérotisme propre à une décennie volontiers partisane de l’exhibition des corps mais aussi et surtout de l’acceptation du désir enfoui. Bauer lui-même, qui s’en foutait, entretenait l’ambiguïté sexuelle lors de ses déclarations à la presse – manière de dire : « hétéro ou gay, et alors, ça change quoi ? ».
Envoutant, pour ne pas dire éternel, le titre “Cargo”, en 1984, marquait également une rencontre importante pour le vidéo-clip français : celle d’Axel Bauer, musicien doué mais encore inconnu, et de Jean-Baptiste Mondino, cinéaste débutant dont la chanson et la vidéo “La Danse des mots” (l’un des premiers rap français ?) avaient fait son petit effet en seconde partie de soirée hertzienne (quand la télé consacrait des émissions au « phénomène clip »).
Rencontre importante car Mondino, inversement aux précurseurs irlandais et australiens du clip qu’étaient Steve Barron et Russel Mulcahy, pensait cinéma plutôt qu’instantanés sauvages, rigueur du cadre plutôt que surdécoupage, allégeance envers l’univers de la chanson et non pas réappropriation gratuite de mots et de sons. Mondino, ce fut sa première qualité, était trop modeste pour imposer, affirmer une quelconque mainmise du réalisateur sur les possibilités visuelles offertes par compositeurs ou compositrices. Et de la même manière qu’il collaborera ensuite étroitement avec les Rita Mitsouko ou Madonna, le clip Cargo est, pour Mondino et ses interprétations magiques, une véritable fusion avec les effluves fassbinderiennes de Bauer. (Précisons d’ailleurs que l’idée de la vidéo, c’est-à-dire un marin paumé dans une chambre d’hôtel en Afrique et qui laisse vagabonder son esprit au gré de sa libido, était déjà validée avant que Bauer n’impose Mondino à la réalisation.)
Tourné à l’arrache en 35mm dans un somptueux noir et blanc signé Pascal Lebecque, avec un budget inexistant (le clip devait coûter 300 000 F mais Virgin, la maison de production, ne croyait tellement pas en Mondino et au potentiel de la chanson qu’elle se ravisa au dernier moment – ce qui obligea Bauer et Jean-Bapt’ à tourner en contrebande), Cargo (la vidéo) était déjà un anti-clip : marqué par le Rumble Fish de Coppola (un film qui réfléchissait lui aussi au comment relier la mouvance clip à la Grande Forme Cinématographique), Mondino mélangeait couleur et noir et blanc, il créait des plans dans la durée, mais surtout incorporait le leitmotiv aliénant de la chanson (“Mais cette machine dans ma tête / Machine sourde et tempête”) dans une strie iconographique éphèbe (la sueur des machinos en plein travail – plan également chipé aux rêves de Matt Dillon chez Coppola) qui façonnait les indécisions comme les interrogations du marin Bauer. Pour la première fois, un vidéo-clip (tourné en 35 mais monté en vidéo) ressemblait donc à un court métrage…
Jean-Louis Aubert, qui n’appréciait que moyennement l’imagerie de Cargo mais voulait cependant bosser avec Mondino, lui commanda ensuite, pour Téléphone, la mise en scène du titre “Un Autre Monde” : une vidéo très éloignée de Bauer puisque cette fois-ci Jean-Bapt’ s’en remettait aux 400 Coups de Truffaut – chanson Bisounours mais excellent clip.
Nous fantasmions, à cette époque, sur l’éventuel premier long métrage tourné par Mondino : rien moins qu’une adaptation de la BD RanXerox de Liberatore et Tamburini. Projet très vite avorté car la machinerie cinéma ne correspondait finalement guère à Mondino. Et puis, en 85 avec Terminator, James Cameron n’avait-il pas proposé, inconsciemment, la meilleure retranscription filmique des aventures de ce cyborg destroy ?
Rien de grave pour Jean-Bapt’, aucune frustration. Il allait ensuite, pour Chamfort, les Rita ou Don Henley, pousser encore plus loin les possibilités cinématographiques et techniques du clip, jusqu’à permettre à ce médium mal considéré d’enfin acquérir ses lettres de noblesse. Sur ce point, la vidéo Cargo est décisive (plus encore que le “Take On Me” de a-ha et le “Rio” de Duran Duran). Un axe originel ?