En 98, Goldie s’affirme comme le prince de la drum’n’bass. Son premier album, Timeless (sorti trois années auparavant), est très vite devenu un classique (du moins, pour les puristes – en France, le style est encore jugé « pointu » pour le grand public). Il faut dire que Goldie, et avec lui une grande partie de la musique anglaise (ou islandaise), entend malmener plusieurs années de britpop traditionaliste. L’heure est maintenant à l’expérimentation, au clubbing aventureux. Massive Attack a certes ouvert la brèche (avec Blue Lines, en 91), mais de Tricky à Björk, des Chemical Brothers à Nellee Hooper, c’est vers le futur que se conçoivent les sonorités actuelles. En cette fin de décennie, on se remet à danser, parfois de façon cauchemardesque, mais toujours avec la conscience de vivre une époque riche en inventions : Primal Scream délaisse le rock vintage de Give Out But Don’t Give Up pour virer au dub psyché (Vanishing Point), Daft Punk ensorcelle la terre entière avec le gimmick monstrueux de Da Funk, Air envoie Gainsbourg dans l’espace (Moon Safari), les Propellerheads raccourcissent la frontière séparant le big beat de John Barry… Très vite, le rock devient désuet. Il y a toujours un Jon Spencer Blues Explosion pour ne pas nous faire oublier l’importance des guitares, mais, globalement, la bande son de l’époque demeure électronique.
Forcément, les égos ne tardent guère à enfler. C’est à celui qui écrira la symphonie du siècle, l’album emblématique (voire décisif), un équivalent musical au 2001 de Kubrick. Certains poussent l’hermétisme jusqu’au froid polaire (Tricky avec Angels with Dirty Faces), d’autres envisagent le dancefloor comme un lieu de guérilla (Lo Fidelity Allstars) ou puisent dans la cold wave pour repousser les limites du dub et de la soul (Massive Attack, avec Mezzanine, sont les précurseurs du revival 80’s). Mais au petit jeu de la démesure, Goldie écrase la concurrence à plate couture.
Lorsque débarque Saturnz Return, l’homme aux dents plaquées or a pour volonté d’entraîner la DnB vers le firmament du genre. Rien n’est trop luxueux pour lui : double album (dont le premier, baptisé Mother, voit Goldie s’essayer à un morceau d’une heure – « un morceau de tuyauterie » disaient les mauvaises langues) ; participations de David Bowie (relégué en fin de disque), KRS-One et Noel Gallagher ; beats surpuissants (les plus méchants d’antan) ; grattes haineuses…
Aujourd’hui, on en rigole un peu : d’abord car l’ensemble vieillit assez mal ; ensuite car l’orgueil du compositeur (loin des finesses de Timeless) va souvent loin dans le lourdaud. Mais en 98, Saturnz Return tournait en boucle dans le lecteur CD (Magic l’avait même élu disque du mois). L’auditeur restait impressionnable.
En 2017, si le duo avec KRS-One (Digital) aguiche toujours par son flow et ses rythmiques metal, si Dragonfly et Believe restent les titres les plus humbles de l’album (donc les meilleurs), on reste attaché à Temper Temper. À corps défendant.
Criard et mauvais (comme la gale), Goldie s’époumone en bad boy pendant que Noel Gallagher (qui, en ce temps-là, adorait faire chier son frère en prêtant ses services à des musiciens électro) balance des riffs aussi furibards que décousus. Temper Temper, un titre en guerre qui ne souhaite que du mal à l’auditeur : uppercut dans la face, guitare de Noel qui vient frapper le coccyx du blessé, hurlements de Goldie pour une mort encore plus violente.
Comme introduction d’album, le message est limpide : Goldie va te dessouder, faire trembler les murs de ta baraque, te rentrer dans le lard et te laisser exsangue, harassé, terrassé.
Alors oui : avec le recul, les intentions se gorgent de grosses ficelles ; l’aspect « maîtres du monde » arboré par Goldie et Noel indique aujourd’hui qu’ils manquaient sérieusement de recul sur eux-mêmes ; et dans le genre bazooka, on a fait bien pire depuis. Cependant, ne jamais oublier le contexte de 98 : la moindre innovation électro (malgré le forcing de certains titres) s’avalait comme une révélation divine, l’intrusion surprise du rock dans la DnB semblait ouvrir des myriades de portes (l’histoire allait finalement contrer notre enthousiasme), l’assurance de Goldie pouvait nous faire avaler n’importe quelle incongruité…
Temper Temper marque peut-être la fin d’une période hédoniste (qui reprenait, avec soif de célébrité, l’anonymat des pionniers de la house) : soudainement, l’électro british devenait trop sérieuse, trop consciente de sa position avant-gardiste. Pas si éloignés des guéguerres britpop, ses principaux activistes cherchaient tous à endosser le rôle du boss, du meneur (jusqu’à se fritter : Goldie vs Tricky). Une courte histoire anglaise, tuée par l’égo, qui laissera vite place à la bonne camaraderie de l’appellatif French touch.