Timeless Keys / Ma fille Francine
[Autoproduit]

8.7 Note de l'auteur
8.7

Timeless Keys - Ma fille FrancineNotre petite planète bleue traverse une période de blues. Elle ne se porte pas au mieux, par les temps qui courent. Le confinement aura au moins eu ce mérite de nous pousser dans nos retranchements introspectifs ; de faire un point sur l’état des choses, sans possibilité d’évitement : dans quel monde désirons-nous vivre ? quel héritage voulons-nous laisser à notre progéniture ?

Les Timeless Keys sont là pour nous aiguiller, tel un phare dans la nuit. Après leur osé premier single Ma fille Francine dont nous avions sagacement parlé, invitant Descartes et Asimov à la table, l’EP éponyme est arrivé le 20 mai dernier. Un autre bienfait issu de tout ce marasme, que ce mini-album des Keys. Et, surprise des chefs, un autre de ces 6 titres s’est vu mis en images. Que demande le peuple.

Nature vivante 

L’EP débute en fanfares. Gaïa est le plus beau titre de ce premier bain. Contrairement au morceau Ma fille Francine, expérimental, celui-ci se révèle beaucoup plus représentatif de leur univers, tout en dualité : des instrumentaux et le slam de Miguel Hernandez relevant de l’urbanité ; la voix ouatée de Raphaëlle Portier, renvoyant à une nature généreuse et choyante, quelque chose de l’ordre de la minéralité heureuse. D’ailleurs, on avait cru qu’ils étaient deux artistes vierges, se jetant dans le fleuve non tranquille de l’industrie, mais Raphaëlle a quelque peu vagabondé dans cette jungle musicale. Elle fut la voix du groupe Lonah dès 2004, et prête actuellement son instrument vocal au groupe Rachel. Car oui, on peut parler d’instrument ici, tant la puissance magnétique est troublante. Elle rappelle les voix mystérieuses féminines couvrant les meilleurs morceaux du 1er album d’Archive (All Time et Headspace). Ou même ceux de Massive Attack, comme Paradise Circus. Et encore : la voix de Raphaëlle est encore plus irrésistible. N’ayez craintes, elle n’est pas une de ces sirènes de l’Odyssée : vous êtes en sécurité avec elle. Comparé à la piste Ma fille Francine, l’enchantement est toujours au rendez-vous, mais la torpeur s’entoure cette fois d’une mousse et de fougères, une masse verte féconde et maternante. Excellente entrée en matière.

Le clip est très bon, sans aucun doute meilleur que Ma fille Francine. Dotées d’une caméra fisheye pourvu d’un effet englobant et concentrique, les images se retrouvent incurvées tel un maelström. On a cette impression apaisante de voir le globe à travers un cocon végétal. Quand on aperçoit nos deux artistes en herbe sur une petite perle terrestre, les souvenirs tout en aquarelles du Petit Prince de Saint-Exupery nous reviennent. Les perspectives se renversant, le ciel devient océan. Tout est spirales, perspectives d’insectes et séries de Fibonacci. Oui, nous ne sommes pas grand chose en ce monde. D’où la nécessité d’un ordre des choses, et son respect.

Le budget n’a sans doute pas coûté bonbon, mais quelle débrouillardise ! En sus des sujets évoqués sur le cosmos, les astuces de réalisation de François Sisko pourraient amplement intéresser un Terrence Malick post-Palme d’Or, tant on sait celui-ci fasciné par cela. On pense immanquablement à lui quand on voit les arbres grimper vers le ciel. Mais comme dans les films du maître, Gaïa propose ses mille visages. Le rap et le slam (dans sa forme intrinsèque et abrupte) de Miguel, et son contenu, deviennent une parfaite allégorie des cataclysmes et autres avertissements de Mère Nature :

Aujourd’hui être moderne, c’est un peu être sérieux
Imagine un futur terreux, moins soucieux des cieux
Penser au plus jeune, redonner de la valeur au précieux
Ouvrir ses yeux n’est pas divin qui veut

Le slam de Miguel est fascinant, en cela qu’il s’oppose à la douceur des paroles de Raphaëlle, parfait contrepoids. Rugueux et brut comme le genre urbain le veux, il n’hésite pas à mettre à l’amende les apôtres du transhumanisme, ceux dont l’ambition veut s’élever au-dessus des anges. À l’opposé, et les paroles de Ma fille Francine le démontrent, le tandem est loin de se vautrer dans une pensée new age idiote et rousseauiste, nivelant l’homme au niveau de n’importe quel animal. Car si Mère Nature peut être nourricière et protectrice, c’est aussi oublier qu’elle peut dévorer certains de ses enfants, et sans vergogne. Tout le monde à sa juste place! Car à la fin, Gaïa gagne toujours.

La terre demeure

On appréciera cette réflexion s’éloignant du manichéisme de l’écologie telle qu’elle est représentée, cette pensée souvent binaire dans son discours médiatique. Raphaëlle et Miguel sont les deux faces d’une même pièce : l’une aimante et douce, l’autre dure et correctrice. On se plait alors à imaginer un futur plus humble et appaisé, où technologie positiviste et humanité minérale coexisteraient. Celle d’un paysan cultivant des betteraves, accompagnés d’une ou deux machines silencieuses au service d’une noble cause : celle de tout un chacun, qu’il s’agisse de l’homme ou des petites bêtes du microcosme. Une communauté humaine enracinée dans son propre bocage, mais aux yeux rivés vers les mêmes cieux.

Ce qui est beau avec les Keys, est que leur discours sur la nature parsème leur EP, mais uniquement comme thématique. Ils en parleront vraisemblablement dans leurs prochaines productions, mais ils sont trop intelligents pour ne se borner qu’à elle. Jamais ces derniers ne prennent la protection du vivant en otage. Mieux encore, leur traitement du sujet est dur, mais jamais radical, car pluriel. On échappe à certains travers dualistes dans lesquels tombent (quelques fois) de nouveaux genres de musique engagée tel l' »écorap », dont nous couvrons quelques artistes en ces pages (Res Turner, Djamhellvice, L’1ncontournable, etc.). D’ailleurs, on pourrait se demander pourquoi ces genres sont nouveaux, et s’ils ne relèvent pas plus d’un léger opportunisme qui ne se sait pas, que de la pure confession de foi. Là, nuance et sincérité sont au rendez-vous. La nature n’est qu’une inquiétude primitive, chevillée au cœur, aucunement à un fonds de commerce.

La Boussole est encore une surprise détonnante, avec un rythme « lancinant » et « feutré » (pour reprendre les paroles du duo) aux sonorité lo-fi grésillantes. Elle est à écouter en prenant son thé, à la fenêtre d’une maison de campagne, lors d’un dimanche ombragé. Comme quoi : la forme, c’est le fond qui remonte inconsciemment à la surface. Une voix africaine, erratique et fatiguée, chante au loin son désespoir. Tout comme dans Dashed Roads, les voix se chevauchent et s’entrelassent, telles deux lianes juvéniles s’enchevêtrant autour d’un vieil arbre sacré.

Profitons pour féliciter le duo de la poésie de ses paroles (qu’elles soient en français ou en anglais), mais aussi de sa richesse lexicale et des niveaux de paroles pratiqués. Leur lyrisme surpasse 90% des productions chantées dans ces deux langues. On évoquait le fait que Miguel incarnait un versant sombre et revêche du macrocosme, une sorte de discours lucide sur la nature cruelle de la nature, sans jamais verser dans la moraline. Ce versant pourrait aussi être celui venant d’une parole sage et humaine, et donc urbaine. Sachant que Miguel est également le compositeur des pistes, avec son clavier Rhodes, on peut ainsi comprendre ce décalage entre sonorités jazzy urbaine et discours sur le biologique.

Les sons du sol

L’ensemble ne ressemble à rien de déjà-vu, si ce n’est un lointain cousinage entre Robert Glasper et Erykah Badu (leur collaboration Afro Blue, peut-être, nous pousse dans ce sens). On ressent l’empreinte de titres comme On and On de Badu en particulier, le jazz se délimitant à des petites sonorités aérant les pistes. Remarque à laquelle on rajouterait : en aussi bien. On pense à la campagne, mais aussi aux métropoles silencieuses, de nuit, celles où les silhouettes et réverbères hantent les rues. C’est bien, de pouvoir penser au végétal dans une musique qui nous évoque une nuit urbaine, où de l’eau goutterait des  jardins artificiels suspendus dans le ciel, tel le rythme métronomique de Maple Tree.

Mais voilà enfin la nature en sons avec Forêt d’être. Hostile comme la faune peut l’être à l’aube. Ou n’est-ce pas plutôt le bruit de machines s’apprêtant à dévorer les bois ? Forêt d’être commence avec des inserts d’animaux et d’engins hostiles, puis présente un texte enragé de Miguel… puis de nouveau une mélodie jazzy similaire à Maple Tree ou Gaïa. C’était l’opportunité pour le groupe de végétaliser sa musique, d’instaurer un climat tribal ou ambiant sur au moins un titre, un peu comme certaines pistes de l’album Angel Milk de Télépopmusik! D’autant plus quand on évoque une déforestation par les forces de l’argent.

Un petit loupé. Ou plutôt, une opportunité ratée doublée d’une redite. Mais bon : quelle redondance acceptable! Car Forêt d’être reste malgré tout un solide titre caméléonique. On ne va pas vraiment pinailler, car il n’y a pas grand-chose à redire de cet EP. Nous attendons la suite. Est-ce que le couple continuera dans une veine plus anglo-américaine du trip hop ? Ou alors… vont-ils privilégier les circuits courts ? Car oui, le trip hop puise dans des sources afro-américaines, mais son accroissement est pour beaucoup… français! On évoquait des producteurs deep et ambient dans notre article précédent comme l’œuvre de Télépopmusik ou St. Germain (le morceau Rose Rouge en particulier, et tout ce qui s’ensuit). C’est oublier que les maîtres du trip hop électro-instrumental – avec quelques fois des voix de rappeurs posées ça et là -, c’est nous! La Funk Mob et The Mighty Bop, derrière qui se cachent respectivement… nos Cassius et Bob Sinclar, eh oui. Qu’est-ce que diraient les Keys, s’ils s’aventuraient vers des climats plus abstraits à la Philippe Zdar, quand celui-ci produisait les pistes planantes de MC Solaar ? On pense aussi aux sonorités citadines Sans rémission ou Ravers Suck Our Sound and Get Fuck de La Funk Mob, au merveilleux album Adore d’I:Cube, ou aux plus exotiques My Fantasy ou Ride Away de Mighty Bob. Quelques pistes qu’on lance, car on sent que leur ADN est plus proche d’eux que de Portishead ou Massive Attack, même si l’ensemble de ces artistes proviennent, au fond, d’une souche commune.

Mais nos Keys n’ont absolument pas à verdir : ils revivifient le trip hop français dans une forme qui connaît ses racines, sans jamais s’y embourber. Que de chemin parcouru depuis Lohna! Aussi frais et boisé qu’une sylve de printemps, les Timeless Keys ont trouvé leur raison d’être : un trip hop ne ressemblant qu’au leur. Les moissons sonores à venir semblent plus que prometteuses.

 

Tracklist
01. Gaïa
02. La boussole
03. Dashed roads
04. Maple tree
05. Ma fille Francine
06. Forêt d’être
Écouter Timeless Keys - Ma fille Francine

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