Si on distingue toujours ici le film de sa musique, au point de parvenir parfois à les comparer séparément, il ne viendrait à personne l’idée de critiquer la BO sans avoir vu d’abord le film et de préférence, en salle et en même temps bien sûr. Il va de soi que si le film est bon, voire excellent comme c’est le cas avec Speak No Evil, il est probable que la BO qui aura contribué à l’impact du film bénéficiera d’un jugement bienveillant.
Danny Bensi et Saunder Jurriaans, dont on croise dans cette rubrique la route pour la première fois, sont un duo de compositeurs qui travaillent généralement sous le nom de groupe Stenfert Charles. C’est incongru et on ne sait pas pourquoi au juste, mais ils ont décidé de baptiser leur équipe et cela fonctionne plutôt bien. L’un est d’origine scandinave, l’autre de Seattle. Ils vivent à Los Angeles et bossent ensemble depuis plus de vingt ans, ce qui leur a donné l’occasion de mettre en musique une bonne centaine de films, de documentaires et de séries TV, dans des genres très diversifiés. On leur doit la BO du film Enemy de Charles Villeneuve, de The Gift (un thriller intéressant, pour ceux qui voudraient le voir, sorti en 2015 ou 2016), mais aussi d’un documentaire sur la mystérieuse et troublante Amanda Knox ou encore les séries White Tiger et American Gods (l’adaptation de Neil Gaiman). On peut dire qu’ils excellent dans tout ce qui propose un minimum de suspense, d’angoisse et de crescendo atmosphériques, ce qui tombe bien puisque c’est exactement ce dont le réalisateur James Watkins avait besoin.
A l’écran, l’Écossais James McAvoy dévore avec talent le casting mais sublime surtout les ambiguïtés d’un scénario qui met face à face deux couples et à travers eux leur amour et les liens qui les unissent à leurs épouses. Mackenzie Davis est des deux femmes (Aisling Franciosi est la seconde) la plus troublante et ambivalente dans son rapport contrarié à son propre copain (Scoot McNairy campant un mari timoré qui a tout pour ne pas séduire/combler) et le désir frustré qu’elle n’exprimera jamais tout à fait envers un héros aux multiples facettes. Le film, si l’on ne prend pas garde aux quelques invraisemblances qui émaillent le scénario (elles passent très bien), offre un suspense remarquable et une description tout en finesse d’une lutte des classes et des dérèglements (généralisés pour le coup) des ménages qui va culminer dans un final digne d’un bon film de Shyamalan. Speak No Evil s’offre ainsi un twist (un peu progressif) splendide dans lequel on se précipite avec bonheur, lequel va faire basculer ce remake de l’Auberge Rouge (le film de Claure Autant-Lara de 1951 avec Fernandel) vers des sommets de perversion horrifique. Le secret de Watkins est évidemment, par delà son casting, de mêler l’ordinaire et le complètement invraisemblable, les enjeux sociaux et sexuels, autour de personnalités en apparence assez marquées et installées mais qui vont finir par se complexifier et s’échanger des caractères au fil des minutes. La présence d’enfants (réduits à l’état de messagers des « symptômes »/névroses des adultes, de témoins et de victime) vient ajouter à la bonhommie familiale d’un film très sombre (puisque les deux couples sont sans solution véritable) et qui laisse assez peu de place à l’espérance.
Ceci étant dit, dans l’univers clos de la ferme de Paddy, il restait à mettre cela en musique et c’est ce que le duo de compositeurs Bensi / Jurriaans va faire avec beaucoup de discrétion, pas mal d’efficacité mais sans zèle, ni génie évidents. Discrétion tout d’abord car, pour qui a vu le film, il est probable que la BO de notre duo ne laisse pas une immense impression. Tout est interprété « tête basse », sans ostentation et avec des moyens somme toute assez limités : des instruments à vent, quelques cordes (économes) et de discrètes percussions. Il y a quelques renforts de choeurs masculins (?) parfois mais la production Blumhouse n’a visiblement pas mis trop d’argent à enregistrer cette BO. Les compositeurs assurent le minimum fournissant une matière fonctionnelle à un film qui se contente d’ajuster ces ambiances et de semer des petits cailloux (gris) inquiétants sur sa première demie-heure. Le morceau Italia à l’ouverture introduit un thème qu’on retrouvera associé aux protagonistes, seule concession faite à ce qu’aurait pu être une oeuvre marquante. A part ça, on glisse, on intrigue (The Cellar, par exemple, est l’exemple parfait d’un morceau de liaison, inutile et qui ne dit rien sur rien), et on installe le doute. On peut trouver des qualités à la Haendel à Less of A Man mais clairement pas crier au génie tant toutes les inspirations retombent aussi vite qu’elles sont soulevées sans aucune idée d’en faire quelque chose. Show Me Love s’écoute et accueille quelques petites bizarreries et grincements singuliers mais il n’y a rien d’autre ici que cette idée qu’il pourrait bientôt se passer quelque chose. C’est frustrant et musicalement assez peu satisfaisant, d’autant que cette pure fonctionnalité s’éternise au delà de ce qui est raisonnable lorsqu’on écoute un disque (on y est toujours avec Escape Plan et Flat Tyre).
Il faut attendre l’inflexion apportée par Honesty puis la tension soudaine de Drowning pour que Bensi/Jurriaans lacent les cordes stridentes pour marquer la césure qui intervient dans le film. Oui, Paddy n’est pas si sympa. On s’en doutait et il aura fallu un long moment pour que la musique en cause. Le film, à y repenser, n’est peut-être pas si bien équilibré que ça dans la manière dont il retourne casaque. Toujours est-il que ce n’est que vers le dernier tiers de la BO qu’on a le sentiment qu’elle essaie de faire autre chose que de ralentir ou au contraire de précéder le récit. Dès que la bascule intervient, on saute à pieds joints dans un tout autre projet : plus sonique et tonitruant mais dont les compositeurs se tirent avec les honneurs. Slash est bien proportionné et parfaitement adapté au devenir horrifique du film. La maison (The House) est désormais hantée et complètement inhospitalière. Les masques tombent et on commence à tabasser les premiers ostinatos autour de percussions marquées, de cordes stridentes et de divers artifices peu gracieux. Easy On You est inconfortable et on a aussi le sentiment que tout est fait par pur utilitarisme et sans véritable intention de marquer les esprits. Cette impression que le duo ne force pas son talent est tenace et vient gâcher une écoute trop passive, peu pénétrante et qui demande assez peu à l’auditeur.
Pour dire la chose, cette BO glisse autour des images sans leur apporter grand chose. Final Push ou Revenge sonnent comme le plus petit dénominateur commun à l’horreur. C’est fait, bien fait, commande suivante. La musique est sans surprise, générique et exactement semblable à ce qu’on aurait pu penser qu’elle soit. La reprise du thème principal à la troisième minute de Revenge laisse quelques regrets car sa variation est ici épatante mais c’est décidément trop peu. Le thème fout les jetons et aurait mérité une autre mise en valeur. Que se passera-t-il après Exit ? On n’en sait trop rien. Le morceau est juste bon à accompagner la voiture sur la route du retour.
On l’aura compris : Speak No Evil la BO est bien moins marrante à écouter que le film est beau à regarder. La BO de Bensi et Jurriaans n’enlève rien au film mais ne lui amène pas grand chose, si ce n’est peut-être qu’elle ne vient pas vendre la mèche ou marcher contre lui. Ce n’est déjà pas mal mais ça ne suffit pas à la rendre intéressante et réécoutable sans les images. Si les deux compositeurs ont surtout oeuvré pour la télé, c’est peut-être bien parce qu’ils ne cherchent pas tant que ça à faire autre chose que de répondre aux commandes, sans les dépasser. Il faudra que d’autres travaux confortent cette idée mais sur Speak No Evil, on a droit au minimum syndical et pas à une note de plus.
02. Turn Around
03. Less Of A Man
04. The Cellar
05. Show My Love
06. Escape Plan
07. Flat Tire
08. Honesty
09. Drowning
10. Better To Sedate
11. Slash
12. The House
13. Easy On You
14. Final Push
15. Revenge
16. Exit