On a toujours adoré les ciné-concerts qui consistent (pour ceux qui n’en auraient pas croisés près de chez eux) à ce qu’un groupe de musiciens illustre en direct et en lieu et place de la bande-son originale (musiques et parfois dialogues) les images d’un film ou ici d’un documentaire, tandis que celui-ci est joué sur l’écran. Impossible que vous ayez échappé non plus aux images en noir et blanc magnifiques de Nanook of The North (Nanook l’Esquimau, dans les écoles françaises), film muet de Robert Flaherty de 1922 qui suit la vie d’une famille d’Inuit dans la baie d’Hudson. Le documentaire est considéré comme l’un des premiers documents vidéo ethnographiques dignes de ce nom et brille surtout par son esthétique quasi expressionniste, par sa capacité à suivre les personnages au près, à décrire leurs conditions de vie (rudesse, pauvreté) avec le plus grand réalisme, qui en devient (au fil des décennies) une geste poétique au charme désuet et irrésistible.
A la demande du Festival International de La Rochelle, les musiciennes et compositrices Christine Ott et Torsten Böttcher se sont essayées à composer une bande son au piano et percussions pour ce film et fournissent avec cet album un canevas minimaliste, discret et qui lui va à merveille. Ce n’est pas la première fois que Nanook inspire les musiciens. On se souvient notamment de l’Apostrophe de Frank Zappa qui en découlait. Christine Ott se situe, avec son piano jouet et sa pratique des Ondes Martenot, aux antipodes du travail du rockeur puisque ici tout est douceur et délicatesse, rétroillustration plutôt que tentative moderniste.
Le parti pris est de renforcer la poésie des images, de ne pas essayer de changer ce qui se passe sous nos yeux en un film d’action ou d’en souligner la dramaturgie. Tout est traité avec légèreté et une distance curieuse. Le traitement des morceaux intitulés Première Chasse et Walrus Hunting, qu’on aurait imaginé plus flamboyant, symbolise à merveille cette volonté de ne pas faire dans le spectaculaire mais bien de suivre pas à pas l’image et d’accompagner la naïveté primitive du film par une forme de légèreté, de détachement et d’humour. La bande son est de fait moins à l’aise pour illustrer les émotions et la mélancolie qui peuvent se dégager des difficiles conditions de vie de Nanook que pour leur donner un côté distancié et proche du cinéma de Charlie Chaplin.
C’est peut-être là la seule limite du travail des deux femmes que de ne pas avoir rendu justice à la gravité et la solennité d’une existence périlleuse et globalement tragique. Le final fait un peu exception à cette appréciation puisqu’on trouve avec Et le Blizzard, Lights et même Un Autre Départ une musique qui mêle espoir et volonté de rendre l’ampleur du combat mené par les protagonistes. L’ensemble n’en reste pas moins très agréable à suivre, à l’image des presque dix minutes de la pièce intitulée Igloos qui alterne les cliquetis expérimentaux à la Björk et un phrasé naïf et cristallin joué au piano ou encore de la magie radieuse de Babies, interprétée au piano-jouet. C’est aussi beau qu’économe, transparent et gracieux comme un Mister Freeze qui lézarde au soleil de janvier. Le motif semble répété à rebours sur la pièce intitulée Family, comme s’il s’agissait de célébrer dignement les seuls instants de paie et de « ravitude » que la nature concède au personnage.
Bien qu’on ne soit pas pleinement convaincu qu’écouter cette bande-son sans le spectacle et le film qui l’ont motivée (encore que Kayak fragile, la plus jolie pièce, se suffit à lui-même) soit véritablement utile, on ne découragera personne d’aller chercher dans cette musique complexe et d’une beauté si rigoureuse un peu de paix et de baume à l’âme. Le ciné-concert part du reste en tournée en novembre et décembre (avec quelques dates françaises, dans l’Est principalement). C’est probablement là qu’il faut aller cueillir la chose.