Baltimore est un concept album aussi simple qu’extraordinaire. Le disque s’écoute, en plus du CD et du vinyle, actuellement à Bruxelles dans une galerie au décor dessiné pour lui : trois rangées de fauteuils empruntés à une compagnie aérienne, quelques casques et masques de nuit marqués au nom des deux hommes, le blanc des murs pour horizon, assorti d’une notice de sécurité. Objet de la collaboration entre Fuzati et le producteur et beatmaker belge Le Motel (l’homme à qui l’on doit, entre autres, l’émergence de Roméo Elvis), Baltimore a démarré par des échanges musicaux entre Fuzati et Le Motel durant le confinement. Il a été repris après une pause d’une petite année pour aboutir à ces dix chansons indispensables, ramassées en un peu plus de trente minutes, et qui proposent, dans la continuité, un voyage aérien et poétique au cœur d’une vie… forcément misérable.
Fuzati a dit en interview combien il avait en référence la sensation étrange et absolue éprouvée durant les trajets en avion, le vent contre les ailes, les films, la musique qu’on pouvait se mettre entre les oreilles en apesanteur, suspendu entre ciel et terre, dans un espace à la fois exposé mais aussi protégé de la crasse du quotidien. Les deux hommes ont collaboré pour rendre compte et sublimer cette expérience en musique d’où l’installation en galerie qui reproduit, pour Baltimore, les conditions d’écoute supposées idéales. Une bulle, un cocon qui se déchirera en route…
Musicalement, l’électro livrée par Le Motel pour le disque est partout magnifique dans sa légèreté et sa diversité. Minimalistes et millimétrées, les boucles s’organisent avec la finesse et la beauté des stratus, ambient souvent, baléariques ou montées autour d’une simple rythmique organique (Living), elles sonnent parfois un peu lounge à l’exemple de l’entame très jazz, piano batterie synthé, d’un Méridiens qui accompagne le décollage. Abstraite et répétitive sur Semelles, psyché-hip hop sur Galaxies, space-trap sur Billets, ou juste délicieusement planantes sur Rooftops, les mélodies proposées par Le Motel sont aussi modestes que précieuses, offrant à Fuzati un écrin parfaitement accordé au thème, classieux et d’une pureté qui rappelle les propres travaux du chanteur sur Le Chat Et Autres Histoires.
Avec Fuzati à la mène, c’est évidemment le flow et les textes qui monopolisent l’attention malgré tout. Fuzati livre sur ce disque quelques-uns de ses plus beaux textes. Son chant est évidemment répétitif, plat mais aussi imprégné d’une décontraction qui ajoute une coolitude absolue à son cynisme et à sa froideur habituels. Méridiens marque le début du voyage et installe d’emblée une mélancolie un peu désespérée qui renvoie au décor moderne et désolé des aéroports. Le trip évoque pêle-mêle le spleen du touriste, la solitude et la vanité des tentatives de délocalisation. « Touriste dans ma vie, tout triste sans magie. Fut elle pas ravie ? Futiles paradis » chante l’artiste, avant de plonger sur un Semelles sinistre qui évoque la prise d’altitude (l’avion, l’escalade, la position en haut des tours d’immeuble qu’on retrouvera plus loin) et la réalité d’un quotidien qui cloue au sol avec une rudesse et une violence extralucides. Baltimore est tout entier tiraillé entre cette contradiction tragique qui veut que l’homme moderne s’élève symboliquement (ascenseur, tour à la Défense, avion,….) alors qu’il n’a jamais été si bas et écrasé. Le personnage que l’on suit de titre en titre a ses bons moments et ses échappatoires. On le suit en vadrouille de nuit sur l’impeccable Lumières (dont les guitares rappellent le travail horrifique d’Umberto), avec moins de réussite sur un Galaxies spatial empoisonné par le capitalisme qu’il retrouve dans l’effréné et presque comique Billets. Fuzati en mode mitraillette, aligne les billets sur la table comme Don Salluste ramasse les piécettes dans la Folie des Grandeurs. Rooftops qui suit est le meilleur titre du disque, un véritable chef d’œuvre d’équilibriste et parfaite illustration du projet.
« Chacun sa place dans le cosmos, plus rarement dans le métro… », chante un Fuzati qui concentre sur ce texte merveilleux le drame de l’homme moderne écartelé et sans doute damné. « Tout en haut je n’ai pas vu Dieu, juste des cendriers. Dis toi que c’est beau là-haut mais on l’oublie en renaissant. Dis toit que c’est beau là-haut, d’ailleurs personne n’en redescend. »
Le final, après un Super manquant de fluidité et qui est trop mécanique pour emballer, est d’une beauté sidérante porté par un Tout Ça splendide et ultrasensible, l’excellent Boomerang et un angoissant Living qui vient, comme souvent, refermer le couvercle et éteindre tout espoir.
Fuzati, ici en bonne compagnie, comme il le fait si souvent avec le Klub des Loosers, s’impose comme l’un des grands chroniqueurs tristes du monde contemporain. La douceur avec laquelle il applique sur ce disque son regard affligé est aussi inhabituelle que… réconfortante. Paradoxalement le disque fait du bien et habille la solitude qu’on ressent sur chaque note d’un vrai sentiment d’élévation, d’ascèse et d’évasion. Le voyage proposé est un poison et un narcotique puissant, traître et doux comme un trait d’opium. On en mourrait presque apaisé.
02. Semelles
03. Lumières
04. Galaxies
05. Billets
06. Rooftops
07. Super
08. Tout ça
09. Boomerang
10. Living