Difficile de faire plus belle affiche actuellement que celle de cette SoiréeIndépendante14 qui rassemblait le samedi 23 mai à la Salle Carmet d’Allonnes, près du Mans, trois des groupes les plus intéressants de la galaxie alter-hip hop. Parmi les plus belles salles de l’Ouest, la salle Carmet est un bonheur pour les amateurs : le son est époustouflant et le nom d’un exotisme insondable lorsqu’il s’agit d’accueillir des artistes étrangers.
A l’ouverture, Scalper confirme d’emblée que son The Emperor’s Clothes, sorti officiellement le 25 mai, est un album important. Préparé en coulisses comme un lutteur à base d’étirements et de potion magique, l’ancien chanteur de Fun Da Mental, accompagné par un batteur et un ordinateur portable d’où jaillissent basses et volutes orientalistes, évolue comme en apesanteur, mi-boxeur, mi-danseur, devant une projection minimaliste. La voix est solide et le bonhomme comme habité par un mauvais génie extra-lucide. Le public qui connaît mal est emballé et comme hypnotisé par ce mélange de dark hip hop et de mime. Scalper effectue d’étranges mouvements, roule des yeux billes et des épaules. Son micro s’entortille autour de son poignée, de son coude et de son avant-bras puis se détend comme un serpent. Les textes sonnent ici parfaitement, poétiques et scandés à l’ancienne, portés par un flow assuré, menaçant et grave. La tension est maintenue jusqu’au titre phare (et titre tout court) du nouvel album, cette splendide évocation du conte d’Andersen, Les Habits Neufs de l’Empereur, allongée de deux bonnes minutes par rapport à la version du disque et dont le rire burlesque résonne longtemps après.
Le moment n’était pas mal choisi pour programmer Tristesse Contemporaine. Le groupe est à quelques encablures d’un troisième album qui sortira selon toute vraisemblance en 2016. Le trio originel a été renforcé il y a deux ans par un batteur debout dont l’apport modifie un peu l’équilibre du groupe et banalise un tantinet sa formule mais renforce aussi son côté organique. Le chanteur Mike s’est débarrassé de son masque/bonnet d’âne et se produit désormais abrité derrière des lunettes de soleil qui lui donnent des allures de star éternelle. Avec ou sans masque, difficile de faire plus charismatique et séduisant. Les photographies atténuent la force formidable, mais aussi le détachement laid-back, qui se dégagent de cet immense performer. L’ancien Earthling a une présence incomparable et une manière de chanter inimitable. A l’arrière-plan mais qui prennent la lumière comme personne, le fringant guitariste Léo Hellden, mulet chevelu longiligne et impavide, et la magnifique claviériste Narumi Hérisson viennent compléter le tableau quasi parfait d’un groupe qui, depuis son arrivée, n’aura commis aucune faute de goût. Solidement soutenu par la qualité de ses deux premiers albums, Tristesse Contemporaine profite de l’occasion pour donner un aperçu de sa nouvelle orientation. Les chansons qu’on retrouvera sur ce troisième album sont lumineuses et pop, presque dansantes, ce qui déconcerte les fans de l’Église Cold Wave des Premiers Jours. Tristesse Contemporaine a ouvert les vannes et met son électro rock en noir et blanc au service d’une synth-pop colorée. La pochette de son deuxième album annonçait la mue : il y aura du rouge, du jaune et des hanches qui remuent en 2016. Cela n’empêche pas le groupe de pratiquer couramment l’envolée électrique et de saisir à la gorge et au cœur par ses évocations urbaines incandescentes. Le tout renvoie une impression de rigueur absolue et de cohérence totale mais aussi à la recherche permanente et plutôt exaltante à voir sur scène d’une voie originale.
La voie, cela fait un peu plus de dix ans maintenant que le Klub des Loosers a trouvé la sienne. Emmené par son leader, le formidable Fuzati, prince des nuées, poète de la misère et beat maker négligé, le Klub des Loosers s’offre une tournée anniversaire en mode variét-hip hop, avec un vrai live band où l’on trouve des traces (tenaces mais métronomiques et inspirées) de Shades et de Tahiti 80. Il fallait y penser : la misanthropie galopante et le mal-de-vivre adolescent de Vive La Vie, dont la réédition 2015 est disponible ces temps-ci en CD et vinyle, attendaient un écrin à guitares. Avec un groupe de rock derrière lui, et la qualité du son qui se pratique ici, les textes du chanteur masqué gagnent en chaleur humaine (qu’on ne trouve d’habitude que dans les crématoriums) et en impact. La perversion est absolue. Le Klub des Loosers se fait pop jusqu’au bout des orteils. Appelons ça la banalité du mal. L’horreur sera pop ou ne sera pas. On le sait depuis longtemps. Fuzati est un monstre d’aisance. Son flow, que d’aucuns continuent de considérer comme sa principale limite, est tout sauf le morne brouet qu’on nous sert ailleurs. Ca module à tous les étages et l’expressivité est insensée et servie au galop supersonique. Les morceaux de Vive La Vie sont des monuments qu’un public acquis à la cause chante en pressant sa peine contre le hérault du soir. Signe du V. Tout Seul. Quelques morceaux de Grand Siècle avant que le maître de cérémonie n’aille ramasser le Parapluie somptueux du Klub des 7. Fuzati est à la chanson française ce que Michel Houellebecq est au roman. La précision chirurgicale de ces mots d’hier et d’il y a dix ans continue d’époustoufler. La traditionnelle séquence d’impro est monumentale. Fuzati à l’aide d’une « serpillière » et de quelques accessoires lexicaux monte une cathédrale de bile et de rire acide qui a fenêtre ouverte sur sa psyché dingo. Le show taquine l’heure et demie et donne envie d’autres rendez-vous aussi géniaux, d’autres rencontres, de se laisser enfermer dans cette bulle de ressentiment, de dédain et paradoxalement de confort total jusqu’à la fin des temps. Sinok. Cinoque. On le deviendrait à moins.
Les photographes Jérôme Sevrette et Stéphane Duarte ont assisté au spectacle et nous en donnent une idée en images :
Voir Tristesse Contemporaine photographié par Jérôme Sevrette.
Pour info :
Scalper sera en concert les 12 et 13 juin à Lyon et Clermont-Ferrand.
Le Klub des Loosers live band doit annoncer de nouvelles dates de manière imminente.