Bon débarras ! La meilleure nouvelle de ce début d’année musicale est sans doute la disparition/séparation du plus grand groupe franco-suisse de punks sans chiens de tous les temps. Ces bons à rien de Gängstgäng qu’on avait interviewés et un peu rapidement encensés à l’occasion de leur dernier album (c’était il y a deux ans) ont ENFIN décidé de mettre la clé sous la porte (même si on doute que leur carton ferme à clé, bref…). En guise de dernier tour de piste, Pascal Lopinat et Augustin Rebetez s’offrent chez Jelodanti Records un impeccable album best-of en quatorze plages qui présente leurs huit années d’aventure commune (2016-2023), réparties en trois albums.
Passée la joie qui vient avec le « plus jamais ça » et la crainte que les deux types ne fassent des choses encore plus horribles chacun de leur côté, on doit bien admettre que se réenfiler leurs heures de gloire au petit matin (ou à l’heure de l’apéro) constitue un choc esthétique bien plus puissant et radical que de s’infuser douze saisons de The Voice en suppositoire. Ce qu’on nous vend sur la pochette comme du « rap primitif jurassien » n’est en fait qu’un ramassis d’insanités subversives, mal chantées et crachées dans un esprit d’insolence et une absence de musicalité qui n’a sans doute jamais eu d’équivalent en langue française.
Si l’Esprit du Gängst, un « classique » du groupe, est presque accueillant à l’oreille, le discours du rappeur ne fait que critiquer et mettre en cause la société dans laquelle on vit. Ce n’est pas ainsi que le pays va prospérer, se redresser et pas avec ce genre de discours sinistres et crasseux que l’on peut espérer assainir les comptes publics et cultiver une vraie culture du travail en France. Les messages de Gängstgäng sont affreux et dissimulent souvent des vérités politiques et sociales sous des tours poétiques qui amusent, surprennent et flatteront les feignasses, les marginaux et les asociaux. Sabotage a des airs de bande son idéale pour une adaptation au cinéma d’En Attendant Godot. C’est souvent à ce niveau là que le débat se situe : existentiel et existentialiste comme si Augustin et Pascal étaient les héritiers turbulents et chantants de Vladimir et Estragon.
Puto Karma est une tuerie et un titre que n’aurait pas renié la Mano Negra si Manu Chao n’avait pas été remplacé par un clone au milieu des années 90. Il y a dans le travail ainsi rassemblé des deux hommes une sorte de cohérence qui s’exprime et permet à l’auditeur (éventuel) de prendre conscience de la force de leur démarche et de leur représentation artistique. Mêlant l’esprit du rock alternatif, du punk, de l’electro, du rap et des toilettes publiques, dans une audacieuse fusion minimaliste et furieuse, Gängstgäng donne une folle envie de s’exciter, de danser, de reprendre ses refrains et ses punchlines en choeur. Il ne faut pas se laisser impressionner par l’apreté des mises en son : il y a souvent sous la rudesse de vraies chansons et parfois des mélodies tubesques qui s’oublient. C’est le cas sur KrautrapII ou sur le génial Easyjet.
Ce dernier morceau est non seulement d’une finesse hilarante et d’une intelligence rare mais aussi posé sur une pulsation rythmique qui le rend irrésistible. Les deux hommes sont cyniques, comiques et souvent surréalistes dans leurs approches, mais il ressort de leurs chansons une forme de gravité qui déchire le réel et en dévoile les rouages cachés. Sur le sombre Malchance, c’est toute la détresse du monde qui défile entre le cinéaste raté, le condamné à tort et le loser magnifique. La destinée est cruelle et Gängstgäng est son prophète.
Le best-of laisse à peine passer la lumière. Il faut se lever de bonne heure pour trouver une trace d’espoir et une signe d’amour. Sombre sucre est peut-être le plus délicat du lot. « Je suis un paillasson alors vient te frotter. J’ai soif comme un rat mort, mon cœur est un traquenard. Je veux mon rapport à la dure. Hé ben ouais, j’en veux encore. » C’est tout ce qu’on aura pour rêver ici.
Etait-il possible de continuer encore longtemps dans une telle noirceur et une telle radicalité ? C’est la question qu’on se pose à la réécoute de cet ensemble majeur et très justement resté clandestin jusqu’ici. Gängstgäng laisse dans son sillage un message pour les générations futures, la prédiction d’une nouvelle ère punk à venir, encore plus tragique et dégueulasse, plus violente et moins drôle que celles du passé. Notre morceau préféré restera Panique, une balade crépusculaire et d’anticipation à l’échelle du groupe, un chef-d’œuvre programmatique, exorciste sublime et appel à l’aide. Il y a peut-être une vie après la mort. Peut-être une vie avant aussi.