Si les choses se passent comme on l’entend, on espère bien vous reparler de Glaring Orchid à de nombreuses reprises dans les semaines et les mois qui viennent. Le premier album de ce groupe désormais new-yorkais, I Hope You’re Okay, est tout simplement le meilleur disque de rock américain qu’on a écouté cette année. Quinn Mulvihill et les siens (Dana DeBari qui partage le chant avec son leader, les 3 batteurs qui se partagent les fûts sur les onze morceaux) proposent avec ce disque un condensé, un précis et un précipité même de rock américain : des guitares puissantes et qui se lamentent aussi bien, des voix homme/femme mêlées, du grunge mais aussi de la pop lo-fi, des chansons et des cris, de la délicatesse, de la fureur, une lenteur extrême qui dégage une vitesse infinie, une sensation de folle détresse et en même temps de force tranquille.
I Hope You’re Okay est un disque sublime et malade. Il démarre par un Blurry 2 qui donne une assez bonne impression de ce qu’on va trouver par la suite : du grunge mais aussi une intensité, une fraîcheur, une énergie et une douceur qui font penser (ici) aux grands groupes de femmes comme L7 ou les Breeders à leur meilleur. La section rythmique évolue dans un mélange de discrétion et d’extrême précision qui confère, à ce titre comme à beaucoup d’autres, un faux rythme assez étrange, lequel donne le sentiment que la musique de Glaring Orchid est à la fois conquérante et toujours désespérément effondrée. C’est dans ce tiraillement entre une résistance héroïque (à l’époque, au ton, à la dissolution, à Trump, aux forces de l’ordre) et la sensation de perdre de pied, d’évoluer sous le niveau de la mer, dans les limbes, que Glaring Orchid produit un effet exceptionnel. Blistered Skin fonctionne sur le même schéma : on sent l’éparpillement, le foirage, la brûlure des humiliations et de la dégringolade. Le son de basse est remarquable et le final tout en guitares tonitruant et véritablement exceptionnel. Chose étrange, Diseased, le morceau suivant, reprend quasi exactement sur le même ton et la même mélodie vocale, mais cette fois avec un chant pris en charge par la voix masculine du groupe. Le titre agit comme une version en miroir du précédent, tout aussi accablante et dérangée. Le groupe appuie sur les répétitions, les duels électriques, tout en revenant pour mieux marquer la lassitude, le poids de la maladie, sur la même rengaine, les mêmes notes d’un guitare qui ne sait plus quoi dire. D’aucuns trouveront absurde de jouer deux fois de suite une chanson quasi identique mais il y a ici une audace et un jeu sur le même qui est réjouissant.
Mulvihill n’essaie même pas de bien chanter sur Sweater qui sonne, hymne grunge à la pureté et à la rage désordonnée jamais entendue depuis la fin de Nirvana. C’est lourd, c’est tendre et parfaitement négocié dans l’enchaînement sonique/doux. On pense en milieu de morceau que le ciel s’est éclairci et que le groupe va en finir avec la colère pour emprunter une voie plus pop quand un retournement de situation vient remettre le feu aux poudres. La fin du morceau, coupée, brutale, rattache le travail du groupe à ses aînés mais nous fait aussi penser aux sonorités distordues et foutraques de notre chouchou Jackson Scott, disparu depuis quasiment dix ans. Pas la peine de souligner les qualités de chaque titre mais il y a sur cet album une ambiance tout à fait singulière, d’étrangeté, de paix et en même temps d’insécurité qui règne. Mulvihill évoque ce passage toujours délicat à l’âge adulte où les valeurs, les éléments supposés de stabilité se dérobent pour laisser la place à un trouble et à un brouillard existentiel. Ce brouillard est autant social, individuel que sentimental. C’est lui qui donne l’impression au disque d’évoluer depuis un monde parallèle, hanté par des rêves et des cauchemars incertains, des envies de fuir/fugue (Swimmer, l’un des meilleurs titres du disque), ou de meurtre Herbicide.
A l’américaine, on fonce dans ce mur en carton à toute allure mais en traînant les pieds. Mulvihill et Debari sonnent exactement de la même manière comme s’ils avaient voulu que leur chant se traîne derrière eux et soit systématiquement martelé et piétiné par les guitares. Sur Herbicide, justement, les voix rampent sur le sol et étirent les horreurs pour qu’on les entende dix fois mieux. C’est atroce et grandiose, avec des guitares qui s’attardent là où ça fait mal.
I hear your creeks
Growing in the night
You slowly become
Something I don’t recognize
You’re Morphing
Sprouting buds
Recklessly
Herbicide
Spray you down
Stunt the growth
Watch you drown in a chemical rain
Rip off your leaves
Clip off the branches
Tear out the roots
Watch your sap bleed
Just to watch you die
Just to watch you die
I’m sorry
I want to watch you die
On avait pas entendu une basse aussi pertinente depuis Desert Hearts que sur Take A Drive qui se refuse pourtant à aller chercher la mélodie imparable qui lui tend les bras. Il y a dans les compositions de Glaring Orchid une intelligence et une capacité à s’arrêter toujours là où on ne l’attend pas qui renforce à chaque instant la curiosité de l’auditeur. N’est-ce pas toujours la mêmc chanson qui passe avec Wake Up ? Peut-être bien. On a le sentiment d’être cloué au sol ou au sofa par un douloureux effet de paralysie et de regarder le mur. Tout pèse une tonne autour de nous et on ressent enfin la libération sur le solaire Downer, quand la pilule magique transforme notre vision des choses. On voit bien que tout est ici pour de faux mais qu’on est plus ou moins en train de mourir et que le sentiment de bien-être provient des effets de la drogue. Ce n’est pas drôle mais c’est magistral. 1’54. « Enfin voir la beauté en toute chose« , chante Mulvihill. Cette fois, c’est la bonne.
I Hope You’re Okay est un disque bref (33 minutes) mais bouleversant et d’une beauté et d’une maladresse extraordinaires. C’est un disque adolescent et radical, terrifiant et vivifiant. Un disque américain.