A chaque fois que sort un nouvel album des Pixies, depuis leur reformation en 2014, on réécoute l’ensemble des travaux de leur première incarnation pour tenter de mettre à jour le secret qui fait que « ce n’est plus du tout comme avant ». Doggerel est le quatrième album du groupe reformé autour de trois des quatre membres originaux désormais, et porte ainsi au même nombre (4) les disques des deux périodes. La vérité au fil des années est cruelle : il ne nous arrive quasi jamais de réécouter Indie Cindy, Head Carrier ou Beneath the Eyrie, sans qu’on ait été tout à fait capables de définir pourquoi. On a d’abord cru que c’était nous qui avions changé car on ne voulait pas « accuser » le groupe à tort. Est-ce que les chansons étaient moins bien ? Est-ce qu’ils jouaient moins vite ? Quel était le problème ?
Doggerel nous met peut-être sur la piste. D’où qu’on le prenne c’est un bon disque, solide, appliqué et surtout un disque qui sent les Pixies à plein nez. Le son du groupe est là intact, depuis cette association incroyable d’un trio basse/guitare/batterie inimitable et qui évolue dans une ambiance mi-blues, mi-rock, typiquement américaine, indie, punk, en pesant trois tonnes et en variant les tempos avec une virtuosité tout à fait remarquable. David Lovering effectue un travail incroyable de bout en bout et Santiago a une allure folle. Dregs of The Wine, par exemple (plage 3), est une foutue bonne chanson des Pixies. Black Francis chante comme à la parade et ça tabasse avec un espacement des instruments et une profondeur de champ qui sont formidablement bien organisés. La séquence entre la minute 2 et la minute 3 est puissante, vivante et dandy, si bien qu’on devrait s’enthousiasmer devant ça comme au premier jour. Ce n’est pas parce que Black Francis monte un peu moins dans les aigus et que les Pixies rajoutent systématiquement de chouettes intros à leurs compositions que la sauce est moins mauvaise.
On sent une menace planer sur le début de Nomatterday, le morceau d’ouverture, et on frissonne à l’idée qu’on pourrait se retrouver avec des titres de la densité et de la dangerosité de Trompe Le Monde. Puis le morceau se retourne en son milieu et la tentative de cavalcade qui occupe la seconde moitié fait fuir le danger et la passion avec. La pièce se termine comme si on était revenu chez Frank Black and The Catholics, avec une lourdeur inhabituelle, du gras dans les coins et surtout une forme de sérénité qui est presque antithétique avec l’idée qu’on se fait des (premiers) Pixies. Rebelote sur Vault of Heaven. On se souvient des grandes balades existentielles du groupe, de la beauté ambulatoire de Bossanova et des paysages qui défilent sur Trompe le Monde. On avait peur de ce qu’on allait croiser au bord du chemin. On avait le sentiment que tout cela allait se finir dans le mur ou au ciel, par une abduction ou on ne sait trop quoi de fantastique. Sur Vaulf Of Heaven, il y a les guitares, la batterie qui bat la mesure et les chœurs impeccablement placés mais on sait qu’on risque d’arriver sain et sauf et à l’heure pour le programme du soir.
Ce n’est pas très gentil mais la sensation de dangerosité a été remplacée par un son parfaitement reproduit, qui sonne comme imité et cloné sur les Pixies originaux mais qu’on aurait débarrassé de son mojo. Il arrive assez souvent sur Doggerel (qui est un très bon album) qu’on trouve les morceaux agréables et excellents : c’est le cas sur Haunted House. On a toujours pensé que Black Francis était l’un des plus grands chanteurs de sa génération. Sa performance sur ce titre est parfaite. Que dire du boulot de la section rythmique. La perspective est cinématographique, gentiment horrifique/fantastique.
Haunted house all full of ghosts
I’m gonna pass that way
Haunted house where I want to go
I’m gonna go today
Il n’y a pas d’explosion, pas une vigueur redoutable mais toutes les chansons des Pixies n’étaient pas jouées à bâtons rompus. C’est juste un poil moins excitant et un peu plus long et moins animal que par le passé. Les premiers Pixies sonnaient comme la rencontre de jeunes humains et de créatures fantastiques. On aimait leur bestiaire, leur appareil mythologique, le sang, le sperme qui se répandaient autour de nous. Tout ceci est différent, moins incarné, moins flippant, moins organique. Beneath The Eyrie s’acoquinait avec des fées, des sorcières. Cette fois-ci, les textes sont plus terrestres : ça parle de vélo et de médicaments/pilules sur le rasoir et élégant Get Stimulated; c’est profondément humain. Les dieux d’hier étaient barbares, venus d’Orient. The Lord Has Come Today met en scène le dieu qui va à la messe tous les dimanches et qu’on peut croiser sur les marchés. C’est sans doute là la différence. Ce n’est pas tant une question d’âge qu’une forme de conversion tacite à l’ordinaire. Thunder and Lightning parle d’orage et de tonnerre sur un train de sénateur et sans qu’on voit jamais un éclair et une étincelle.
Est-ce qu’on a perdu tout enthousiasme ? Est-ce qu’on est condamnés à faire à chaque retour du groupe des critiques de vieux cons ? C’est probable, même si on ne le fait pas exprès. L’album s’écoute avec un immense plaisir. There’s A Moon On est un titre qui envoie et on aurait rêvé que Pagan Man soit chanté par David Lovering sur la fin. Les Pixies sont peut-être le meilleur groupe d’alternative rock américain actuel. Ils ont un son qui n’a pas pris une ride et qui fait voyager à travers le temps et l’espace. La production de Tom Dagelty est très équilibrée et précise. Elle confère aux compositions une allure classique presque immédiate qui est appréciable et réconfortante. Le mouvement de Who’s More Sorry Now? est d’une fluidité impressionnante et le texte de Black Francis parmi les meilleurs qu’il a composés depuis dix ans.
C’est surréaliste et gentiment énigmatique. Ce titre est d’une élégance incroyable et étrangement notre préféré des onze. La fin de Doggerel est d’ailleurs ce qu’on retiendra ici. Les trois derniers morceaux sont de belles réussites. You’re Such A Sadducee est un grand morceau, avec du souffle et une amplitude qui n’est atteinte nulle part ailleurs. Les Sadducéens étaient une secte juive conservatrice qui n’acceptait pas la tradition orale. La référence est amusante. Les Pixies sont-ils un groupe du Livre ou de l’oralité ? (vous avez 3 heures). Doggerel est un magnifique pied de nez à ce qu’on attend du groupe, l’un de ces morceaux comme Havalina qui sortent du lot et que le groupe place là où il faut pour qu’on s’en souvienne toujours. C’est un titre audacieux qui est du Pixies et qui n’en est pas. Terminer de cette manière (les guitares d’arrière-plan épatantes et très Led Zepp) suffit presque à nous laisser penser qu’on s’est plantés tout du long.
Avec Doggerel, les Pixies sont à la hauteur du grand groupe qu’ils resteront devant l’éternel, unis, surprenants et sublimes. Juste moins dangereux. Juste moins débordants de vie et de mort. C’est leur meilleur disque depuis 30 ans. On peut retenir cela aussi avant de les ranger dans la vitrine.
02. Vault of Heaven
03. Dregs of the Wine
04. Haunted House
05. Get Simulated
06. The Lord Has Come Back Today
07. Thunder & Lightning
08. There’s a Moon On
09. Pagan Man
10. Who’s More Sorry Now?
11. You’re Such a Sadducee
12. Doggerel
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