Ceux qui espéraient la Kim Deal de Gigantic et Cannonball seront déçus. L’usine à tubes et l’accélérateur à protons ne sont pas de sortie sur ce premier disque solo, dont l’écriture se sera étalée, d’après l’artiste, sur une bonne décennie entre 2011 et 2022. Kim Deal n’était durant cette période (un disque des Breeders en 2018, All Nerve), ni la bassiste légendaire des Pixies, ni la leader des Breeders, mais la plupart du temps, une fille à la cinquantaine bien entamée qui agissait auprès de ses parents vieillissants comme une accompagnatrice et une tierce personne. Sa première livraison en solo n’a pas grand chose de la vivacité électrique des Breeders mais est loin d’être un disque de vieille fille. C’est un disque à l’élégance redoutable, classieux, émouvant et qui s’appuie sur un sens de la composition passionnant et audacieux.
La production et la façon dont les chansons sont arrangées constituent la surprise de ce disque. On oublie d’ailleurs souvent à quel point les albums des Breeders étaient musicalement sophistiqués et travaillés. Cela s’entend d’emblée sur un Nobody Loves You More à l’ouverture, qui va bousculer d’une balade de santé rock vers une pièce cuivrée aux accents 70s. On retrouve cette sophistication sur Coast, l’une de nos chansons préférées du disque. Le titre est fabuleux, tranquille et trompetée. Kim Deal y signe l’un de ses titres les plus émouvants, le genre de « retour sur sa vie » plein de sagesse et d’esprit qui s’écoute autant qu’il se déguste.
Oh, all hold up
And abandon plans for the good times
Where forgotten roads take lost lives
To beautiful kids on the coast
Clearly all of my life
I’ve been foolish
Tried to hit hard, but I blew it (Blew it)
But it don’t even matter
It’s just human to want a way out
It’s human to wanna win
Le chant est à fleur de souffle. Le balancement rythmique, presque piqué au reggae, suggère les chaos d’une vie et la manière dont elle se situe toujours en équilibre, tandis que la trompette vient rendre solenelle et aussi cocasse ce récit picaresque. Crystal Breath est tout aussi intéressant. La production plus métallique, rock, sorte de pulsation primaire, vient servir un propos ambigu qui renvoie à cette sensation étrange que l’on a lorsqu’on écoute battre son propre coeur. On sent que l’expérience est la même ou presque qu’on soit un repenti en séance de relaxation new age, un musicien à l’écoute du tempo ou un junky en train de planer et d’écouter son coeur tambouriner. La chanson est un peu flippante mais impeccable. Tous les titres sont presque aussi merveilleux et bons à explorer. Il faut se pencher sur les textes, écouter la façon dont c’est chanté et laisser la magie faire le reste.
Kim Deal est seule. Sa mère est en train de mourir. C’est ce qu’elle chante de manière déchirante et somptueuse sur Are You Mine ? C’est d’une extrême beauté jusque dans le moindre détail. Le final au banjo (?) accompagne les derniers souvenirs et les traces de raison qui glissent dans l’au-delà. Les mots se font rare. C’est du grand art. Disobedience (parce que c’est le sujet) renoue avec une structure rock plus classique et on avoue frissonner comme au bon vieux temps et en vouloir encore. Plus de bruit, plus de son, plus de punk. « Disobedience/ If this all is we are/ I’m fucked« . Qui dit mieux ? Bien sûr que c’est à peu près tout ce qu’elle, Kim Deal ? La liberté absolue, la fraîcheur, l’insaisissable ? Elle n’aura pas fini en fonctionnaire à entonner Gigantic autour du monde…. Elle n’aura pas recouvert l’énergie de son jeune âge de sédiments glaireux.
Il y en a pour tous les goûts ici : des titres qui rappellent le bon vieux temps (on aime beaucoup Wish I Was, et son rythme californien cool). « Wish I Was Young » termine-t-elle ici. On est au coeur du drame. Qu’est-ce que vous pouvez jouer lorsque vous avez soixante ans ? Est-ce que les choses sont toujours pareilles. Oui, répond immédiatement l’âpre et tambourineur, Big Ben Beat. Le texte est énorme et l’on se fait la réflexion que ce morceau n’aurait pas pu être exactement un titre de jeunesse (il est trop travaillé pour ça) mais qu’il donne une certaine idée de ce que signifie être encore vert et fringant. « Nous sommes ce après quoi nous attendons », chante Kim Deal à un moment. C’est En Attendant Godot, saisi en quelques vers. L’absurdité de la condition humaine ramassée en quatre minutes et un balot de questions sans réponses. L’instru Bats In The Afternoon Sky est remarquable et on a des papillons dans le ventre à l’écoute de Summerland, un standard à la Bacharach, soyeux et plein d’espoir et d’envie de vivre. Si c’est ça être une rockeuse de soixante trois ans, on signe tout de suite. Les cordes, le champagne, la peau de pêche. C’est le rêve. La résurrection se prolonge sur Come Running. L’appétit revient pour la magie, la poésie et le souvenir des flashs, on l’imagine.
Gone with a flash
And a puff
I’m out of reach
It’s impossible
Give me poetry and magic
And I’ll come running
A Good Time Pushed est LA chanson parfaite pour finir ce disque qui figure parmi les plus beaux de l’année sans conteste. On aurait aimé entendre la guitare de Joey Santiago dessus. Un vrai bon titre des Pixies. Du Gigantic dans l’air et la magie qui ne s’évapore pas.
Kim Deal a découvert sur ce disque les secrets de la jeunesse éternelle. Si elle ne devait jamais faire qu’un seul album solo, celui-ci ferait amplement l’affaire. On l’aime encore plus que jadis.