Plus de cinq ans que l’on attendait de croquer en critique un album de John Maus. On commençait à désespérer, depuis le moyen Addendum (2018). Depuis, la vie du chanteur, qui nous a toujours fait penser, par son physique et sa tendance à la digression, à un Aurélien Bellanger américain, s’est faite remuante : décès de son frère collaborateur, présence à Washington lors de la prise du Capitole en 2021, défenses et propos elliptiques, déprogrammation (évidemment…), nous le devinons pour cet homme qu’on devinait déjà soucieux, dépression… Later Than You Think est le résultat de ce chemin de croix.
Make John Maousse Again
Il est étonnant de remarquer, et cet album le prouve encore, à quel point sa musique, malgré des dehors synthétiques 80’s et une pâte DIY relativement émaciée, ne ressemble qu’à lui. Because We Built It constitue une excellente entrée en douceur. Le clavecin étend une brume d’angoisse indicible ; puis l’orgue (synthétique) amène, comme l’arrivée d’un vaillant premier rayon s’aventurant dans la pénombre, une émotion de l’ordre du ravissement au monde, celui-ci se voyant repartagé chaque jour entre draps de ténèbres et doigts de lumières. Plus que les paroles – énigmatiques, comme sans racine, bien qu’étonnamment simples pour un lettré de philosophie, d’autant plus situables chez l’auteur depuis ses frasques (Disappear renvoie à son éclipse, etc.), répétées obsessivement – c’est bien par la musique que le déploiement des émotions se fait. Chez Maus, la musique s’envisage comme expiatoire, la gamme des sentiments s’exprimant bien plus dans les notes que dans les mots ; et c’est l’image pathétique d’un auteur assailli qui nous apparaît, écrasé sous une intelligence d’un ordre autre, cadenassé depuis toujours en lui-même.
Le problème connexe à cela, dans la discographie de Maus, ce sont ces albums qui n’en sont pas tant, excepté peut-être We Must Become The Pitiless Censors of Ourselves (titre quelque peu mordant, avec le recul ; 2011), et encore… Ils s’apparentent plus à des empilements de titres, tendant vers la conception punk (ceci expliquerait aussi les gesticulations en concert) d’aborder l’objet album, avec ce même empressement dans la délivrance. À notre surprise, Later Than You Think est bien un album. Certes, la disparité persiste, avec quelques pistes inutiles, mais jamais aussi peu. L’album-ci comporte un début et une fin, se tenant debout. C’est peut-être même cette teneur, ce liant entre les pistes qui décuple la puissance émotionnelle de l’album. Au fond d’un appartement désert et froid, où seul le clapotis d’un robinet fait office de larmes, quelques rais osent venir nous chercher.
On ne peut s’empêcher, à la vision de la pochette, de se rappeler l’ouverture de The Canyons (2013), film de Paul Schrader, avec ces cinémas en ruine, à l’abandon. Il y a ce soupçon de post-Empire décati, pour reprendre l’expression issue de son scénariste et romancier tout aussi sulfureux, Bret Easton Ellis. Mais un Ellis qui se verrait uni à un Huysmans En Route vers la foi. Bon, paraitrait que Maus tente de se racheter, et on n’en croira mot, connaissant le garçon ; c’est tout notre plaisir… La ruse du matériau est qu’il est si “sous cloche” qu’il peut s’interpréter par les lunettes (catholiques, démocrates, républicaines) que l’on souhaite. I Hate Antichrist (Trump ? le gauchisme ? le mal qui sommeille en nous ?) apparaît d’ailleurs comme une pitrerie neuro-atypique dont nous a toujours quelque peu gratifié l’auteur, à la limite du mauvais goût parfois, comme ces bruits stridents venant surprendre et abîmer quelques superbes mélopées. C’est oublier que le démon passe par la technologie, s’éploie en nous ; est aussi nous.
Le saint chrême de la pop
Heureusement, quelques simples aplats scintillants de synthé suffisent à racheter (presque) tout. Came & Got constitue un sommet d’éblouissement, un au-delà de la nuit nous emmenant contempler les séraphins. Ici, les harmonies jouent une grammaire émotive de l’être ; l’orgue synthétique est vertical, comme l’impose tout vertige de joie et de mélancolie, tout mouvement de chutes et de haussements. Later Than You Think apparaît, plus qu’aucun des précédents, comme un plaidoyer pour un art vertical. Soudain, l’évidence nous apparait : la pop est fondamentalement et ne peut qu’être d’essence judéo-chrétienne, plus précisément même, catholique, par son emphase sur le calvaire du martyr et la passion. L’amour et ses tourments ne constituent-ils pas le sujet roi de nos chansons ? Quid du déploiement baroque des notes ? Qu’est-ce qu’un concert – et plus encore de Maus – si ce n’est une messe ? Sans en avoir l’intention, l’album nous pousse à réviser la pop sous ce prisme flagrant comme l’air.
Qu’il soit prétexté ou honnête, Later Than You Think semble un (r)appel à la réconciliation des origines, du bain occidental dans lequel nous, catholiques sans dieu, baignons ; un appel à la prise de conscience, sans passage obligatoire par la foi. Les âmes tristes moqueront probablement cela, et ceci apparaîtra comme la réaction la plus anti-naturelle qui soit. Ces mélodies, rappelant les travaux de Cliff Martinez (notamment sur The Neon Demon), seront tout autant la traduction de leurs tourments de nuit que des nôtres.
Malgré l’impression que nous pourrions en donner, la dimension religieuse n’est pas si appuyée ; elle imprègne pourtant tout, et cela bien au-delà de l’album si on file la réflexion. À cette lumière, par sa cohérence, Later Than You Think semble le meilleur album de Maus, chose difficile pour un homme dont le génie transparaît de sa musique sans garantir des albums l’étant tout autant. Pourtant, nous pourrions souhaiter une écriture portée vers les cimes de la poésie, ou voir briser l’autarcie de son œuvre (quid d’un album produit par Molly Nilsson ? Cate Le Bon ?). En sus, même si l’on reconnaît l’audace des dernières minutes, elles sont formellement décevantes. De par ses défauts tenaces, cet album en appelle donc un autre, plus grand encore.
02. Disappears
03. Reconstruct Your Life
04. Shout
05. Came & Got
06. I Hate Antichrist
07. Theotokos
08. Let The Time Fly
09. Out Of Time
10. Tous Les Gens Qui Sont Ici Sont D’ici
11. Tonight
12. Let Me Through
13. Water
14. Pick It Up
15. Losing Your Mind
16. Adorabo

