Le milieu des années 90 marque définitivement le retournement de conjoncture pour le capitalisme roi. Rien de suffisamment puissant et partagé pour remettre en cause le réel jusqu’à aujourd’hui, rassurez-vous, mais l’amorce d’un virage sur les représentations du banquier et des visages de la réussite qui va prendre corps en littérature avec American Psycho, le chef d’œuvre de Brett Easton Ellis en 1992 et musicalement avec le grunge/slack, sous ses différentes incarnations (Nirvana, Pavement, entre autres), lesquels vont rappeler à la jeunesse que les traîne-savates ont encore un avenir (la lose) et que celui-ci ne passe pas nécessairement par des complets gris et une coupe de près.
En mars 1993, une chanson venue de nulle part commence à envahir les ondes. Campus par campus, elle gagne du terrain au point que le jeune artiste, qui l’a composée en compagnie de son producteur Carl Stephenson (Forest For The Trees), dont c’était seulement le second single, signe dans la foulée chez un sous-label de Geffen, DGC Records. A l’époque, la réception de Loser est non seulement immédiate (le morceau ressortira à grande échelle un an après sa première sortie) mais enthousiaste. Ce morceau a tout pour lui : la nonchalance, l’attitude, des allures ultra sympathiques et une capacité à mélanger les genres qui éblouit. Est-ce du rock indépendant ? Est-ce du rap ? Ou alors du blues ? Ce qui est certain c’est que l’auteur est un jeune blanc-bec au visage d’ange. Il a 23-24 ans à l’époque des faits et vit comme un étudiant attardé, un artiste raté, un clochard magnifique en alternant les concerts dans des petits bars et des emplois bas de gamme comme l’Amérique en invente à la pelle.
Après avoir survécu dans les milieux artistiques New-yorkais pendant quelques années, Beck est revenu dans sa ville natale de Los Angeles en 1991. Il n’est pas vraiment promis au succès et a pris l’habitude pour attirer l’attention de son maigre public et surtout pour s’assurer qu’ils l’écoutent de chanter n’importe quoi. Beck est autant un chanteur qu’un amuseur. Il blague, il déconne et aligne ainsi des chansons plus ou moins improvisées dont il invente les paroles surréalistes ou provocatrices. La chose se fait ainsi mais renvoie peut-être à l’agilité du jeune homme qui est issu d’un milieu artistique par sa mère, son père et aussi son grand-père, très impliqué dans le mouvement Fluxus, une sorte d’avant-garde internationale matinée de dadaïsme et qui privilégie les performances artistiques.
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Bourgeois Bohême Origins
L’éducation musicale du jeune homme conduit naturellement à Loser. Beck est un amateur de folk, le premier genre qu’il affectionne et pratique sur sa première guitare. Il découvre le hip-hop au début des années 80 et se met au breakdance, aidé par l’école qu’il fréquente et qui (déclassement familial oblige) est majoritairement suivie par les jeunes enfants noirs. Beck écoute aussi Sonic Youth et quelques autres groupes de rock mais se voit plutôt comme un outsider permanent engagé dans une vie de bohême et d’errance à l’image des premiers bluesmen. Avec le recul, impossible de ne pas voir en Loser, l’une des premières manifestations de ce qui deviendra bien plus tard le mouvement « bourgeois bohême ». Tout y est : l’ascendance artistique, le fait de ne pas se prendre au sérieux, le métissage culturel, l’attachement aux racines (blues, juives) secoué par l’influence des cultures exogènes (hip-hop), le goût de l’avant-garde et de l’exploration, etc.
Mais faire du jeune Beck un bourgeois bohême en 1994 serait évidemment un contresens. Loser est un symptôme mais aussi une version moins agressive des forces rebelles qui s’expriment avec le grunge et décolleront encore plus vite que lui. C’est la version proprette de Dinosaur Jr et de Nirvana, sans colère ni soif de revanche. La version rasée de près et sautillante, baignée au soleil de Los Angeles et surtout reposant sur un fond culturel, arty, beaucoup plus serein et intellectualisé, que ce qui se passe partout ailleurs. La ressemblance avec Pavement et Stephen Malkmus est évidemment troublante. Malkmus a suivi des études universitaires mais le Pavement de l’époque naît dans un garage et au contact de son aîné Gary Young qui lui ajoute, dès l’origine, une forme de rage punk, une culture de la subversion dont est privé Beck. C’est ce qui assurera le succès populaire de ce dernier et les cas de conscience du groupe de Stockton.
Musicalement, il faut admettre que le mash-up de Beck frôle la perfection. Le gimmick de guitare est irrésistible avec son temps de suspension insoutenable. La sitar décentre le morceau dans un registre jusqu’ici inconnu qui est un mélange de folk, de hip-hop et de musique world. Le vrai faux rap de Beck, chanté d’une voix éraillée et qui semble comme vieillie, donne l’illusion qu’un homme mûr est aux manettes, avant que le refrain ne restitue la dimension comique et désinvolte du titre. Loser sonne comme une chanson simple, ce qu’elle n’est sûrement pas. L’introduction d’un sample venant d’un film contemporain, Kill The Moonlight, (dont on recommande la BO) signé par un ami de Beck Steve Hanft, ajoute à la patine une dimension presque héroïque,I’m a driver/I’m a winner/Things are gonna change, I can feel it, cristallisant la figure qui allait elle aussi connaître un certain essor par la suite du beautiful loser. La répétition en mantra du motif principal tout au long du morceau ajoute au sentiment d’obsession du jugement en même temps qu’elle confère au titre un caractère hypnotique, presque psychédélique. L’auditeur a le sentiment qu’il est comme prisonnier de l’intériorité auto-dépréciative du chanteur et qu’il ne va jamais pouvoir s’évader. Loser est techniquement une chanson plus obsédante que vraiment pop. Cela n’en reste pas moins une réussite éblouissante dans sa dynamique de construction.
Les lois de l’attraction
Loser naît sur l’enregistrement que fait Stephenson d’un motif de guitare de Beck. Il le triture, le répète en boucle et lui ajoute une rythmique. Et c’est parti. La chanson se construit autour de ça et de quelques samples. Stephenson ajoute la sitar et Beck se met à improviser les paroles, en s’essayant au rap à la façon de Chuck D des Public Enemy. Selon la légende, le refrain émerge lors d’une interruption. Beck dit à son compère : »je suis vraiment le pire rappeur du monde. Je suis un loser. » Bingo. Le vers devient « I am a Loser. Why dont you kill me? » et devient en tant que refrain le principal signe distinctif du morceau. Pour le reste, en effet, difficile de trouver un sens au texte :
In the time of chimpanzees I was a monkey
Butane in my veins so I’m out to cut the junkie
With the plastic eyeballs, spray paint the vegetables
Dog food stalls with the beefcake pantyhose
Kill the headlights and put it in neutral
Stock car flamin’ with a loser and the cruise control
Baby’s in Reno with the vitamin D
Got a couple of couches sleep on the love seat
Beck, sur le modèle de Malkmus, fonctionne par associations d’idées. Son lexique est émaillé d’influences beat generation : animaux, vitamines, automobile, drogue. C’est éminemment américain, rétro et inspiré par une forme de surréalisme du cut-up mâtiné de Brion Gysin et Allen Ginsberg. De cet assemblage d’images et d’idées, émergent quelques mots comme le singe ou l’amour. Rien de bien signifiant mais qui définit en creux un style de vie bohême, empreint de liberté et d’une revendication d’indépendance.
Someone keeps sayin’ I’m insane to complain
About a shotgun wedding and a stain on my shirt
Don’t believe everything that you read
You get a parking violation and a maggot on your sleeve
So shave your face with some mace in the dark
Savin’ all your food stamps and burnin’ down the trailer park
Sur le plan politique, Beck n’exprime rien si ce n’est une certaine idée de l’Amérique, débarrassée de l’idéologie dominante du profit, du travail et de l’engagement. Loser définit un espace marqué par un individualisme forcené, égotiste, au même titre que celui-ci pouvait s’exprimer romantique et un brin défiant dans un western tel que l’homme qui n’avait pas d’étoile en 1955, à travers le personnage incarné par Kirk Douglas. Beck existe pour lui seul et par lui-même ce qui ne cesse pas d’en avoir un gentil garçon, souriant et un brin moqueur. Son visage rassure l’Amérique et donne une apparence séduisante à cette frange vaguement rebelle de la population. Rebel without a cause oui, mais sans un mouvement de trop, ni un geste qui dépasse à l’inverse de notre ami le cowboy solitaire. Bien pensant donc mais aussi non violent et sans aucun sens de l’opposition. Voilà la clé d’une nouvelle contre-culture qui deviendra plus tard un vrai revival néo-hippy ancré lui aussi dans les mêmes racines pop et psychédéliques.
Subversion subversion, vous avez dit subversion ?
Pour la plupart des observateurs (et ils n’auront pas tort), le modèle Beckien est infiniment moins dangereux que d’autres : il n’a pas de réel objectif et surtout aucune revendication. Il fait l’éloge du temps perdu et de l’irrévérence mais s’abîmera sans nul doute dans le repentir quelques années plus tard. L’autodépréciation, plus anglaise qu’américaine, est presque comique dans son extravagance, reprenant presque littéralement le refrain de l’une des plus célèbres chansons de Peter Perrett et The Only Ones, Why Dont You Kill Yourself ?
Why don’t you kill yourself?
You ain’t no use to no-one else
Why don’t you kill yourself?
You ain’t no use to no-one else
Si on compare les deux chansons, on voit bien qu’on est évidemment pas dans le même univers. Beck invite son « partenaire » à le tuer parce qu’il est nul, tandis que Perrett, plus cruel et acerbe, invite le loser au suicide. D’un côté, la blague est évidente, tandis que l’Anglais glace le sang. La différence est immense. Beck impose au plus haut niveau de popularité un brin de mauvais esprit et d’ironie mais reste un bon petit garçon. L’avenir confirmera cette option. Mellow Gold, premier album du bonhomme sur Geffen, est son meilleur et celui qui s’apparente le plus à l’esthétique slacker. C’est pourtant un parfait contre-sens pour Beck qui d’emblée se met à distance de ce mouvement et déclare notamment ne pas vouloir être associé à des gens qui passent leur temps à être déprimés par tout ce qui les entoure. Beck est conservateur et s’invente comme le songwriter qu’il n’était pas encore tout à fait du temps de Loser. Cela donnera des albums remarquables comme Odelay (1996) et Mutations (1998). Beck devient un artiste à part entière mais clairement pas celui qu’il rêvait d’être en 1993 ou du moins pas celui qu’il se représentait devoir être.
Dès lors, il devient un bon petit soldat du système, appliqué et souvent inspiré, mais résolument inoffensif. A l’échelle de sa carrière, Loser est un coup de génie mais aussi un tir isolé qui résonne comme un malentendu. Loser exprimait une aspiration qui n’en était pas vraiment une à couper avec le système et à s’en distancier, tandis que le résultat (comme souvent) est contraire. Kurt Cobain refusera jusqu’à la mort cette absorption. Pavement naviguera dans l’ambiguïté pendant toute sa vie de groupe, jusqu’à vouloir avec Terror Twilight, ce qu’on ne voulait plus lui donner. Beck, comme d’autres, accepte d’emblée l’espace de liberté que le système lui concède en son sein. De toute façon, il n’en avait rien à foutre puisque sa vérité artistique était probablement là dès le début.
Morrissey apportera en 2020 une réponse cinglante à ce petit débat sur la subversion et ce qui en tient lieu, aux bourgeois bohèmes et à leurs révolutions d’apparence, dans son impeccable Jim Jim Falls dont le refrain (qui fera un peu parler aussi) est le suivant :
If you’re gonna jump then jump
Don’t think about it
If you’re gonna run home and cry
Then don’t waste my time
If you’re gonna kill yourself
Then to save face
Just kill yourself
Plutôt que d’en parler et de te plaindre, plutôt que de te dire le plus malheureux du monde, saute et qu’on en finisse. Le miracle est là : ça dit le contraire mais aussi exactement la même chose. L’artiste est libre et asservi. Le bourgeois bohême est asservi (par sa condition) mais libre… dans sa tête. Et alors ?