Keren Ann a désormais 45 ans et on n’a pas vu sa carrière passer. Bleue est son huitième album et le premier depuis ses débuts (et son éclosion) où elle officie de nouveau intégralement en français. Cela faisait un bail qu’on n’écoutait plus guère ce qu’elle faisait, incapables de distinguer une chanson d’une autre, comme si la litanie des chansons folk pop étalonnées au mètre nous passait par-dessus la tête. Keren Ann est juste un peu cool mais ce qu’elle chante, bah, on ne sait pas trop. D’aucuns disent que c’est agréable et reposant mais est-ce vraiment ce qu’on attend d’un disque ? Qu’il ressemble à un cocktail avec une olive verte sur le bord et à une caresse dans le dos ?
Bleue est un disque déshabillé, intime comme l’artiste le montre en posant nue (mais de dos) sur la pochette, qui parle des « tourments de l’amour », de nostalgie et beaucoup de tristesse. Dans l’univers des majors, le produit doit être gorgé de signifiants, si possible de signifiants évidents et qui ne nécessitent aucun travail d’interprétation. C’est ce qui se passe avec cet album : pochette avec la chanteuse dénudée (elle est jolie Keren Ann, quel âge elle a ?), recours au français (parce qu’il y a pas de honte à chanter dans notre langue) et titre au premier degré (c’est quoi ta couleur préférée, toi ? Bleu… incroyable, c’est un signe) : Bleue parce qu’une chanson sur deux est sursaturée d’images aquatiques (dans le monde des majors, l’eau est bleue évidemment comme du curaçao) et parce que Bleue = blues= tristesse. Vous y êtes ?
On souffre un peu du coup avec cette manie du premier degré sur le morceau Bleu justement. « Je veux pas laisser ce regard bleu… bleu merveilleux… bleu d’entre deux…. Bleu d’adieu… qui me veut toute entière. ». Le titre avait pas mal fonctionné : « dos contre dos, dans des draps exquis, chambre sur rue embuée de whisky, rien ne vaut ce lourd silence qui vient bercer mon imprudence. Tu m’as connue dans les bras d’un autre. Là, tu me connais au millimètre…. » On se disait qu’au moins il y avait de l’érotisme et de jolies formules mais il faut tout de même se farcir cette lenteur qui respecte le cahier des charges mais excède ce qu’on peut supporter. Bleue repose sur deux choses : des textes dont on appréciera très sporadiquement la poésie mais qui, d’une façon générale, sont énoncés d’une voix si peu expressive et tellement « chanson française » qu’ils n’ont aucune chance d’attirer notre attention au-delà du quatrième vers. Il y a quand même des moments rigolos pour qui s’intéresse à l’art de la rime. Sur le fleuve doux, par exemple, on se croirait dans un festival de la rime en -ou. Vous êtes prêts ? « Tous ces fous qui se mettent à nu, qui sont à bout, qui n’en peuvent plus de voir des fous partout. On y prend goût mais je me passerai bien de lui j’avoue. Il est saoul. Il fait des bleus. Il mène à bout. Il pique les yeux. Il me rend floue. C’est fou. » Hibou, caillou, joujou étaient partis en sortie scolaire. Le thème est probablement celui des femmes battues et on se prend à se marrer comme un cachalou. C’est qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. On ne sous-estime pas la difficulté qu’il y a à s’exprimer en français mais tout de même. L’image du « fleuve doux » elle-même, sorte de cours d’eau imaginaire qui lessive le monde, méritait bien mieux.
Le deuxième truc qui marque un peu les esprits : ce sont les arrangements. Bleue est accompagnée d’un beau tapis de cordes et de guitares à la façon des années 60. Cela a parfois un certain style comme sur le très réussi Nager la nuit, peut-être le plus beau morceau du disque. Le piano est d’une belle précision et la production suffisamment riche pour donner corps à cet écrin ouaté et confessionnel dans lequel évolue Keren Ann. Cela ressemble par instant à du Françoise Hardy. Le chant est assez similaire et les intonations tout aussi molles et à plat. Le disque met très en avant la voix qui a beaucoup progressé depuis les premiers essais de Keren Ann. Il n’en reste pas moins que la chanteuse évolue trop souvent avec un registre de modulation très très limité qui n’est pas du tout en capacité de s’affranchir de la proposition, plutôt illustrative et plate pourtant, proposée par la musique. Sous l’eau nous pousse à deux coudées du bore out, cet instant périlleux où l’ennui vous prend la gorge et menace de vous ensevelir vivant. Keren Ann donne envie de réécouter Bashung. N’est-ce pas nous qui sommes tout simplement sexistes et condamnons par avance un dispositif musical et vocal pas si différent selon qu’il est chanté par un gars ou par une fille ? La différence est probablement là : les arrangements, majoritairement des dispositifs d’accompagnement et pas de vraies chansons. La voix n’est pas suffisamment forte pour soutenir le texte et monopoliser l’attention. Cela fait beaucoup.
Keren Ann n’est pas si mal quand elle chante de façon un peu badine. Ton île prison est plus mutine et pop et cela s’écoute. Birkin plutôt que Barbara ? Mais c’est bien sûr. C’est peut-être là la clé. Bleue est un disque qui vise bien trop haut et n’a pas les moyens de ses ambitions. Keren Ann est une chanteuse pour brouet doux et indistinct façon Odessa, Odyssée, quelle horreur ! Elle peut être marrante sur Le goût d’inachevé, en duo avec David Byrne (le pauvre) et son saxo. Elle peut donner le sentiment de trouver le rythme avec le très chouette La Mauvaise Fortune mais c’est bien trop peu pour faire un album.
Bleue est comme une balade sur l’eau quand la mer est d’huile. On s’emmerde et il n’y a pas grand-chose à faire. Il fait trop froid pour se baigner et le paysage est monotone passées les trois quatre premières minutes. On préfère la campagne de toute façon.
02. Bleu
03. Le Fleuve doux
04. Nager la nuit
05. Sous l’eau
06. Ton île prison
07. Odessa, odyssée
08. Le goût d’inachevé
09. La mauvaise fortune
10. Le goût était acide