D’après ce qui se raconte les premiers chants de Noël auraient été inventés par des Anges au dessus de la crèche pour célébrer la naissance de l’enfant Jésus. Même si on n’a retrouvé aucun enregistrement (l’authenticité historique des faits n’est pas démontrée), les dits chants angéliques étaient joyeux et rythmés, susceptibles (toujours d’après ce qu’on peut lire) de déclencher des sourires et des danses. Le genre se développe ensuite à travers les âges (pastorales, Carol Service, etc) pour aboutir au sommet de la musicalité moderne, la chanson pop de Noël et son pendant commercial le plus élaboré, le single de Noël.
Historiquement toujours, on peut tracer le premier single officiel de Noël à décembre 1942. Il s’agit du standard White Christmas. Bing Crosby qui a créé cette chanson composée par Irving Berlin l’année précédente en réalise le premier enregistrement commercial en mai 1942 pour une mise en vente quelques mois plus tard. En octobre, dans un contexte où les GIs américains s’apprêtent à passer Noël loin du pays, le titre se crée une place dans les charts et devient un véritable phénomène de société pulvérisant tous les records de vente intervenus jusqu’alors. Les singles de Noël sont nés, rythmant année après année, les rêves enneigés des petits et des grands. En 1946, Tino Rossi offre au monde francophone l’irrésistible Petit Papa Noël, tandis que très vite tous les groupes et chanteurs pop de la planète y viennent tenter leur chance. Elvis Presley, les Beatles, Johnny Hallyday, John Lennon, Jean-Louis Murat, Sufjan Stevens, Grandaddy : il y a les albums et les singles, les grands titres et morceaux à oublier. Pour toutes les oreilles du monde occidental, jusqu’à ce que la tradition, jadis populaire, ne régresse, emportée par d’autres divertissements qui ont dès lors plus de facilité à créer l’événement (cinéma, jeux vidéos), le single de Noël a une force saisonnière qui n’a pas d’équivalent. La chanson de Noël inspire ainsi magie, réconfort et bienveillance avec bien plus de force que les chansons de l’été n’inspirent désir et envie de baiser.
L’esprit de Noël
Ainsi passent les Noëls, présent, passés et futurs et avec eux les souvenirs de chansons mémorables. Contrairement à ce qui se pratique en temps ordinaire avec la pop, la chanson de Noël n’a pas vocation à changer la vie mais simplement à l’accompagner. Il y a bien quelques personnes qui auront réussi à emballer ou rencontré l’amour de leur vie au son d’une musique de Noël, mais cela reste une exception perverse. La chanson de Noël est par définition une chanson fédératrice, à visée populaire, susceptible de plaire au plus grand nombre par delà l’âge, les milieux sociaux et, d’une certaine façon, les goûts musicaux. Les grandes chansons de Noël sont des chansons qui s’énoncent au premier degré, ce qui disqualifie de facto toutes celles qui, postmodernisme aidant (et même si certaines ont fait notre ordinaire), jouent au plus malin en durcissant le ton ou en maniant l’ironie. Celles-ci n’auront jamais le privilège d’entrer vraiment dans la légende et de pénétrer dans les foyers sur plusieurs générations. Une vraie bonne chanson de Noël doit disposer d’un refrain qu’on peut entonner facilement et surtout d’un message positif. Pas question ici de ruser ou de faire dans la sophistication, le meilleur thème de Noël, c’est bien sûr l’amour et l’espoir (pour demain) qu’il suscite.
Si l’on s’amuse à faire le compte des chansons qui ont réussi ce prodige ces trente dernières années, on n’en voit guère que deux qui ont réussi à intégrer le canon du genre hivernal : Fairytale of New York des Pogues, en novembre 1987, et Last Christmas de Wham! en 1984. La première est beaucoup plus ambitieuse et solide que la seconde. L’écriture de Shane Mac Gowan est somptueuse, même si la genèse de ce single historique (sur lequel on reviendra peut-être un jour) a été chaotique. La chanson de George Michael, à l’image du groupe, qui est alors au sommet de sa popularité suite à la sortie de l’album Make It Big en octobre 1984, est taillée pour le succès, plus facile à appréhender sur sa situation mais probablement plus efficace. Avec cet effort, Wham! rejoint en termes de ventes et d’audience des groupes à la notoriété bien installée comme Duran Duran ou Culture Club. A quelques semaines de Noël (ce qui semble assez désuet aujourd’hui), les Wham! lancent Last Christmas dans la mêlée, un single qui ne figure pas sur leur album mais qu’ils ont enregistré en août, avec l’idée d’occuper la tête des charts et de devancer leur plus dangereux rival britannique : Frankie Goes To Hollywood, auteurs début décembre d’un formidable Power of Love, aussi sucré que séduisant.
Last Christmas est de fait une machine de guerre commerciale, née quelques mois auparavant lors d’une visite de George Michael et Andrew Ridgeley chez les parents du premier. Entre la poire et le fromage, George Michael disparaît de la salle à manger et se réfugie dans sa chambre d’enfant d’où il ressort près d’une heure plus tard, visiblement empreint d’émotions, en disant à son compère (bien inutile par ailleurs), qu’il est tombé sur quelque chose. C’est ainsi, au piano vraisemblablement, et dans la chambre où George Michael s’est développé enfant, parmi ses souvenirs et ses réminiscences de gosse, que la mélodie et les textes de Last Christmas sont venus comme l’on tient une révélation. Michael interprète aussitôt à Ridgeley la ligne mélodique de base et le refrain qui ne bougeront pas d’un poil jusqu’à leur enregistrement définitif en août 1984, dans les studios Advision de Londres. Dès lors, les Wham! ont un plan. George Michael marche sur l’eau. Il livrera cette année-là plus de singles mémorables qu’il est possible d’en produire. Noël consacrera sa place au firmament de la pop anglaise et lui permettra de combattre le manque de confiance en lui en tant que songwriter et en tant qu’homme qui le bride depuis l’adolescence. Ridgeley n’est-il pas bon qu’à cela ? Offrir à son comparse timide son soutien rigolard et sa capacité, par sa seule présence, à le faire sourire et sortir de sa coquille. Last Christmas est un coup de génie : le texte est parfait parce qu’il y a l’amour bien sûr qui est là mais surtout parce que cet amour (que l’auteur ne décrit quasi pas) est un amour qui est né d’une trahison.
Mais c’est bien sûr : le succès passe par la résilience, les larmes qui ne coulent plus parce qu’elles ont coulé, dressant un parallèle plus qu’audacieux avec celles de Basile Boli en finale de Coupe d’Europe en 1991 face à l’Etoile Rouge de Belgrade (?).
A face on a lover with a fire in his heart
A man under cover but you tore me apart
Now, I’ve found a real love you’ll never fool me again
Last Christmas, I gave you my heart
But the very next day you gave it away
This year, to save me from tears
I’ll give it to someone special
Last Christmas, I gave you my heart
But the very next day you gave it away
This year, to save me from tears
I’ll give it to someone special »
Ce Someone Special n’existe pas réellement et n’a, dans la vie de George Michael à cette époque, pas encore de nom (ni officiellement de sexe). Il ne viendra que bien plus tard. C’est évidemment le « you » de la trahison qui occupe tout l’espace de la chanson : homme ou fille, l’indécision est aujourd’hui de mise quand on réécoute la chanson, même s’il n’y avait pas de vraie doute à l’époque. Une folle (?) l’avait rejeté et lui avait brisé le coeur. L’homme renaissait toutefois de la dépression et de la peine pour retrouver le cours de sa vie à l’occasion d’un Noël pensif. Michael réussissait ainsi en quelques mots à décrire à la perfection le pouvoir de Noël : celui de faire renaître le chanteur comme il avait donné naissance à Jésus le sauveur. Il y aurait le Noël brisé (celui d’avant), le Noël d’espérance (présent), tous deux annonciateurs du Noël radieux (celui de demain). La trinité est respectée et le public ne peut que s’en remettre à une mélodie aussi simple qu’efficace. Histoire d’emballer le truc, Wham! concocte un clip surprenant, dont le tournage a lieu en Suisse et convoque des mannequins, les choristes du groupe mais aussi un membre du groupe Spandau Ballet. On y trouve de la neige bien sûr mais aussi une solide histoire sentimentale qui fait écho joliment à la trahison du titre. Dans la vidéo, George Michael retrouve une ancienne petite amie qui évolue maintenant avec son copain Andrew. Celle-ci a trouvé bon de recycler un cadeau du chanteur (une broche) et de l’offrir à son nouveau copain, créant une béance nostalgique et triste chez George Michael. Malgré le groupe d’amis, Michael devient un homme seul et romantique qui erre entre ses souvenirs et la fondue. Le clip et la chanson s’étirent sur 4 minutes trente qui paraissent une éternité mais permettent au réalisateur de développer son schéma narratif. L’esthétique est puissante, kitsch (on pense évidemment aux Bronzés font du ski) mais tendrement mélancolique. Power of Love de Frankie Goes To Holywood, plus direct et incandescent, mêlant une imagerie vampirique et sacrée, est débordé. Michael et Ridgeley sont prêts à tout pour incarner l’esprit de Noël et acceptent de poser dans des accoutrements de saison : déguisés en rennes, en Père Noël ou en lutins. Les séries de cliché de l’époque sont confondants : il s’agit bien d’une lutte musicale et commerciale qu’ils remportent haut la main.
Le pouvoir de l’amour trahi
Last Christmas double aisément the Power of Love mais bute au pied de la première marche des charts, barré par le Do They Know It’s Christmas du Band Aid, auquel George Michael participe également. Les royalties de Last Christmas sont d’ailleurs elles-mêmes données à des associations ce qui joue en la faveur du morceau. Les ventes avoisinent les deux millions de disques, tandis que le morceau (repris maintes fois depuis) revient régulièrement dans les charts en période de fêtes. Il décroche ainsi à nouveau la deuxième place en 2017 après la mort du chanteur.
Chanson anodine (contrairement à nos développements habituels), Last Christmas est à elle seule un beau conte de Noël qui finit bien où se mêlent une histoire d’amitié (celle qui lie les membres du groupe), une histoire sentimentale (celle du texte) et une histoire d’ambition récompensée. Cette ambition est probablement la dimension la plus importante ici. Elle confirme (dans un traitement rigoureusement opposé où le trompeur devient trompé) l’immense succès rencontré quelques mois plus tôt par le groupe avec Careless Whisper. Car si Last Christmas constitue une double face A avec Everything She Wants, c’est du côté de l’effet miroir d’avec Careless Whisper qu’il faudrait aussi aller chercher les clés de son succès, tant les deux morceaux fortuitement se répondent.
Mais c’est une autre histoire et qui n ‘est pas de Noël.
Je signale à tout hasard cette version express et surtout a capella réalisée par la délicieuse Catherine Ireton et deux comparses : https://youtu.be/87eMZCmdmJo