Avec le cellophane, une splendide édition vinyle, un bel autocollant et les nouvelles photographies devant et derrière, cette réédition du Beethoven Was Deaf de 1993 passe comme une lettre à la Poste, au point qu’on en oublie qu’il n’y a pas une seconde de musique qu’on ait déjà entendue mille fois, le disque étant strictement identique à l’original. Ce dernier avait été rayé du catalogue de l’artiste (avec 2 best-of) par EMI en 2010, ce qui le rendait légèrement plus difficile à trouver en dehors des sites de streaming : la réédition n’était donc pas inconcevable et on ne sait toujours pas aujourd’hui si on la préfère ainsi dans sa remasterisation estampillée Abbey Road Studios (on n’en entend rien de rien du tout dans les conditions d’écoute qui sont les nôtres) ou si on aurait aimé que les amis de Parlophone/ Warner Music fassent un vrai boulot et décident avec l’accord de l’artiste de… modifier la tracklist ou de reconstituer plus fidèlement ce que le disque annonce, à savoir le concert du Zenith de Paris, le 22 décembre 1992.
Car si Beethoven Was Deaf est un disque live remarquable, intense, magique et magnifiquement chanté et interprété, c’est à peu près tout sauf le concert qui a été donné ce soir là. Pour les amateurs de ce genre de faits, il faut savoir en effet que le disque Live in Paris, aurait tout aussi bien pu s’appeler Live in London. Ou in London and Paris. Si 9 titres proviennent bien de la soirée parisienne, 7 ont été captés à Londres deux jours avant, dans le cadre de la tournée Your Arsenal. Plus que le choix des titres, c’est évidemment l’ordre et donc la dynamique du concert parisien qui n’avait rien à voir puisque, par exemple, We Hate It When Our Friends Become Successful qui referme le disque avait été joué à Paris… à l’ouverture. Suedehead avait été placé en sortie de scène, juste avant un rappel constitué de You’re Gonna Need Someone On Your Side et de The Last of The Famous International Playboys, absent ici, et non planqué en milieu de set comme sur le disque live. L’agencement du disque est de fait plus proche de la setlist londonienne que de celle organisée au Zénith… mais c’est un détail. Pour ceux et celles qui y étaient pour de vrai, le problème est qu’à force de réécouter le CD, on a complètement perdu le souvenir du concert originel. Mais qui s’en soucie ?
Le Morrissey de 1992 est un être merveilleux, affûté physiquement, incisif et plein d’énergie vitale qu’il a trouvée et retrouvée en déménageant aux Etats-Unis et à Los Angeles en particulier. Le soleil, la musculation, l’abondance de bonne nourriture végétarienne l’ont aidé à se refaire un anonymat relatif au cœur de la ville des stars, mais aussi à fantasmer depuis l’étranger son rêve britannique. C’est cette vision qu’il perfectionnera par la suite qu’il commence à élaborer pour Your Arsenal, paradoxalement album qui ne fait que parler du pays, mais déjà comme un objet/projet perdu ou disparu que l’on regrette et que l’on reconstruit dans sa tête. Les textes sont pleins d’ironie qu’ils parlent romance (You’re The One For Me Fatty), amitié (We Hate It) ou politique. On redira à quel point The National Front Disco est un modèle d’écriture et de mise en perspective (non, ce n’est pas une chanson raciste) et Seasick, Yet Still Docked, un chef d’oeuvre absolu auquel la version live chantée avec passion, amour et… génie rend parfaitement hommage.
Scavenging through life’s very constant lulls
So far from where I’m determined to go
Wish I knew the way to reach the one I love
There is no way
Wish I had the charm to attract the one I love
But you see, I’ve got no charm
C’est de la bonne poésie et de l’excellente pop. Il faut évidemment lire les textes et s’en imprégner pour comprendre pourquoi le groupe rockab qui est l’un des plus dynamiques et virtuoses avec lequel Morrissey aura travaillé (Boorer, Whyte, Day et Cobrin) fait aussi merveille lorsque le tempo est ralenti voire complètement éteint. On se demande une trentaine d’années après, si notre chanson préférée n’est finalement pas We’ll Let You Know, chanson splendide et à la fin électrique et électrisante, qui parle de la désillusion, du Brexit (avant l’heure) et/ou de la culture skin dévoyée à travers le hooliganisme. Certains ont dit que Morrissey avait lu à cette époque l’excellent bouquin de Bill Buford, Among The Thugs (qu’on recommande dans sa version française Parmi les Hooligans), c’est tout à fait possible. Jusqu’au flutiau génial de la fin, la chanson est un tour de force que la setlist déverse dans un Suedehead puissant et décisif.
Dérouler ce Beethoven Was Deaf est un plaisir de gourmet car il n’y a ici aucune chanson faible, aucune chanson idiote. Les Français ont toujours adoré The Loop et son compère Sister I’m A Poet. Ils fonctionnent très bien dans le contexte et permettent au groupe de jouer le « rock n’roll » qu’on aime entendre et qui rend autant hommage aux idoles américaines de Morrissey comme Johnny Ray qu’à Billy Fury ou Cliff Richard. Difficile de résister à la version présente ici d’un Jack The Ripper qui sera joué et rejoué dans des scénographies de plus en plus mélodramatiques ces vingt dernières années. Là encore, l’écriture et surtout le choix du point de vue sont remarquables, avec une double identification au tueur et à la victime qui nous déchire d’érotisme et d’horreur tout du long. Ce disque est bon jusque dans ses tentatives héroïques de soulever l’espoir et l’espérance. You’re Gonna Need Someone On Your Side flatte notre idée d’un sacrifice/pacte d’amitié à la vie à la mort qui nous unit au chanteur de The Smiths tandis que We Hate It When Our Friends Become Successful fait un peu plus que jouer sur son titre en nous donnant envie d’aller de l’avant. Le final est somptueux même si on se demandera toujours pourquoi (mais pourquoi ?), Tomorrow qui figurait bien sur la setlist a été évacué du cut final et pourquoi personne n’a eu l’idée de le glisser sur cette nouvelle édition. C’est du reste (voir illustration) la seule chanson pour laquelle on trouve une trace en ligne et en vidéo de ces deux soirs.
Beethoven Was Deaf 2024 est une opération commerciale de salut public. On peut y céder sans trop s’en vouloir tant le disque est bon et sonne bien dans l’autoradio des vacances. Morrissey avait 33 ans. Il en a 65 aujourd’hui. Et on attend toujours qu’il nous dise ce qu’il faut faire ou ne pas faire de nos vies, de notre peine et de notre sang.
02. Certain People I Know
03. The National Front Disco
04. November Spawned a Monster
05. Seasick Yet Still Docked
06. The Loop
07. Sister I’m A Poet
08. Jack The Ripper
09. Such A Little Thing Makes Such A Big Difference
10. I Know It’s Gonna Happen Someday
11. We’ll Let You Know
12. Suedehead
13. He Knows I’d Love To See Him
14. You’re Gonna Need Someone On Your Side
15. Glamourous Glue
16. We Hate It When Our Friends Become Successful
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