Il y a des privilèges qui ne se dédaignent pas. Celui d’avoir écouté plus de deux mois avant sa sortie, le 21 septembre, chez Talitres comme d’habitude, le cinquième album de Motorama en est un immense, à l’échelle de notre vie de critique. Si l’effet « Joy Division russe » s’est largement estompé auprès d’une presse avide de nouveautés, l’enthousiasme que nous inspire le groupe depuis ses premières virées françaises est intact. Motorama est l’un des quelques groupes contemporains dont on attend chaque livraison avec une vraie impatience. Feront-ils quelque chose de très différent du précédent ? Cet album sera-t-il à la hauteur ?
Pour le moment (et parce qu’on ne va pas critiquer tout le disque maintenant), on tiendra notre langue, en se contentant de relayer le trailer (qui ne dit rien du tout et ne donne rien à entendre non plus), le titre, Many Nights, donc et les quelques informations données par le communiqué de presse de Talitres : « Le cinquième album de Motorama fut enregistré entre février et juillet 2018 au sein de l’appartement de Vladislav Parshin puis dans le propre studio de la formation. Soit dix titres inspirés par la scène new-wave de l’ère soviétique, les compositions de Eduard Artemiev (compositeur russe de musique électronique et de musique de films), la pop néo-zélandaise du milieu des années 80, ou encore par le rythme des percussions africaines. Dix titres dont les textes évoquant figures mystiques et monde surnaturel, doivent autant à la poésie d’Arthur Rimbaud qu’à celle d’Alexander Blok. »
Voilà ce qui s’appelle faire le boulot. Eduard Artemiev n’est même pas mort. Pour ceux qui ne le savent pas, c’est un compositeur qui a travaillé avec Tarkovski (pour Solaris et Stalker, notamment), Mihalkov et Kontchalovski. C’est l’un des fondateurs de l’école électroacoustique de Moscou. Alexander Blok est l’un des maîtres du symbolisme. Son poème le plus célèbre et le plus beau s’appelle les Douze et démarre comme cela :
« Soir noir.
Neige blanche.
Il vente, il vente !
On ne tient pas sur ses jambes.
Il vente, il vente !
Sur toute la terre de Dieu !
Le vent moire
La neige blanche.
Sous la neige — la glace.
Et l’on glisse. Que c’est pénible !
Tous les piétons
Glissent — Ah ! les pauvrets.
D’une maison à l’autre
Une corde tendue ;
Sur la corde, un placard :
« Tout le pouvoir à l’Assemblée Constituante !… »
Une pauvre vieille se lamente et pleure,
Elle ne comprend pas ce que cela veut dire —
Pourquoi un tel placard,
Un chiffon si grand ?
Combien de portianki
On en pourrait faire aux enfants —
Il en est tant qui vont sans chemise et pieds nus…
La vieille, telle une poule,
Sauta par-dessus un tas de neige,
— Oh, Mère de Dieu — Protectrice !
— Les bolcheviks me pousseront au tombeau !
Le vent cingle,
Le gel ne cesse
Et le bourgeois, au carrefour,
Cache le nez dans son collet.
Et celui-ci ? — Il a des cheveux longs
Et dit à voix basse :
— Traîtres !
— La Russie est perdue !
C’est un écrivain, sans doute,
Un phraseur…
En voici un autre, en froc à longs pans,
Qui passe à l’écart, derrière le tas de neige.
— Tu n’es pas gai, à présent,
Camarade pope ?
Te souviens-tu, autrefois
Tu marchais le ventre en avant
Et ton ventre, de par ta croix,
Sur le peuple rayonnait ?
Voici une dame en pelisse d’astrakan
Qui se penche vers une autre.
— Que nous avons pleuré, pleuré…
Elle glisse
Et vlan ! s’étale !
Aïe ! Aïe !
Tire-la, relève-la !… «
C’est évidemment idiot de reproduire le texte ici mais les Douze fait bien penser à Motorama. La neige, la blancheur, l’absence de couleur, le côté réaliste et joueur. Ce ne sont pas des références convoquées au hasard. Many Nights est aussi beau que ça, aérien et aéré. A la première écoute, à la première seconde de la première écoute de la première chanson, on reconnaît évidemment à qui on a affaire. On reconnaît la voix, le timbre des guitares, les synthés. Many Nights est plus équilibré que son prédécesseur. Le son n’est pas moins électro que sur Holy Day mais un peu plus new wave quand même. La musique est ouverte mais se rapproche du matériel bucolique mais presque guilleret de Calendar et Alps. Dans l’échelle des temps mancuniennes (transposée à l’âge russe), on croirait entendre le moment de la grande transformation, cet espace de quelques mois où Joy Division se change en New Order, ce moment de la grande révolution où le son tourne de l’oeil, l’esprit s’illumine et le coeur se remet à battre.
Many Nights a cette importance là dans l’oeuvre de Motorama. On en sent la pulsation. Et c’est ce qui est passionnant. Motorama voyage bien et ramène de la matière que le groupe façonne en une forme de création russe originale, triste et nourrie par l’exotisme des départs. La mélancolie naît désormais dans ces aller-retour, dans le départ et l’arrivée. C’est une mélancolie joyeuse.