L’idée, plutôt bonne sur le papier, semble venue du label qui souhaitait produire un album collectif ou initier un projet original, collaboratif et participatif mêlant la fine fleur de l’électro franco-européenne. En soi, c’est une initiative qu’on ne peut que soutenir et saluer, même si le produit fini nous pose pas mal de questions et restera, à nos oreilles, un travail plus intéressant sur le plan théorique qu’un album vraiment emballant. MUTANT (nom du projet donc) repose sur une idée exotique : proposer à une petite vingtaine d’artistes de travailler sur un même « morceau-matrice » (en l’occurrence un morceau intitulé Save My Heart From The World du groupe Frantic, qui figurera sûrement sur leur prochain album) et en livrer leur version, sans autre contrainte que cela.
L’album de MUTANT devient donc dès lors une relecture d’un titre unique, par une ribambelle d’artistes admirables parmi lesquels on compte Cercueil, Antipop, Tristesse Contemporaine & Barbara Carlotti (qui font équipe) ou encore Parade, Yan Wagner et Renart. Parce que le projet est soigné jusqu’au bout, les liaisons entre les interprétations du morceau ont été accompagnées par un travail de design sonore confié à Vincent Robischung (qu’on connaissait via The Matter, présent également au titre des contributeurs). Cet habillage constitue en tant que tel une bonne surprise et permet de créer un véritable continuum esthétique entre les pièces, lesquelles étrangement vont naviguer dans des eaux (romantiques et sombres) qui ne sont pas si dissemblables. Les intermèdes donnent de la cohérence à un tout qui n’en manquait pas tant que ça mais contribuent à donner une vraie consistance et une solidité conceptuelle au tout.
L’album ainsi est extrêmement riche (quasiment 30 plages) et regroupe une quinzaine de contributions présentant chacune une vision du canevas de départ. Puisque tout part de là, il faut bien entendu dire quelques mots sur la version originale de Frantic, sorte de chanson d’amour triste, hypnotique et hantée reposant sur un motif électro-pop vaguement cold wave et séduisant, quelque part entre Depeche Mode et Duran Duran. Le titre est entraînant, bien fichu, avec un refrain qui (mise en abîme) renvoie au caractère entêtant de la musique et à la notion de ritournelle addictive. L’amour fonctionne comme une chanson triste, qu’on ressasse et repasse, comme le disque fonctionne sur ce principe de répétition. D’interprétation en interprétation, de genre en genre, on finit par épouser le motif déformé et défiguré, sublimé ou souligné et les quelques textes référence du morceau-matrice. L’écoute de l’album en son entier prend des airs déconcertants qui valident de fait l’initiative globale : c’est bien le même morceau qu’on entend quinze fois mais un même morceau déformé, détourné, réinterprété et souvent déjoué de ses propres bases rythmiques, si bien qu’assez vite on a le sentiment d’avoir à faire non plus à un seul titre mais à une bonne dizaine. On se prend donc assez vite à suivre l’évolution des lectures et à comparer les versions les unes aux autres. C’est probablement le mouvement le plus naturel qui soit compte tenu de l’initiative : on distribue les bons et les mauvais points (quasi inexistants par ailleurs). Swallow renforce le côté électro-goth, The Penelopes trousse une version digne d’un Joy New Order toute en basses magnifique et DJ Cam sublime le squelette electro-acoustique de l’original. A tout dire, il n’y a aucune version qui soit ratée ou indigne d’intérêt. Nuun Records réussit son coup en ce sens et réussit à présenter 15 groupes en pleine maîtrise de leur son et qui poussent chacun un titre ou une lecture réussis. La variété des styles au sein d’un même ensemble qui reste electro-dark-pop est bluffante et globalement assez enivrante. La cold n’a jamais été aussi vivace, aussi précise, aussi romantique et « rétro-chaleureuse ». Mutant confirme que ce genre est en pleine renaissance et constitue l’une des voies d’évolution qui compte du rock français et européen de ces dernières années. On pourrait ainsi se dire que tout est bien dans le meilleur des mondes et distribuer les bons points aux uns et aux autres : Barbara Carlotti rencontre magnifiquement Tristesse Contemporaine et Chapelier Fou nous enchante, sans qu’on arrive toutefois à s’enthousiasmer, comme s’il manquait quelque chose de fondamental et d’essentiel. Quand soudain on est frappé par des questions en rafale et par une sorte de crise existentielle. Mais à quoi bon faire ça ? Quelle est la portée de l’exercice ?
Et c’est là que ce qui nous gênait apparaît comme une évidence. Si à partir d’un même canevas de départ, on obtient 15 chansons qui se ressemblent assez peu, c’est parce que ces artistes ou se sont « appropriés le morceau » (comme on dit dans les télécrochets) ou ont rapatrié son coeur musical (une ou deux phrases, quelques notes, un rythme mal assuré) dans leur univers aussi simplement que cela, pour le digérer et le dépasser. Etrangement (ce qui est intéressant en théorie), on n’assiste donc non pas à la réinterprétation du morceau mais à sa mise à sac, à sa disparition programmée, à sa mort clinique et musicale. Chaque artiste démontre à sa façon que la musique est un mode de production d’ambiance sonore, indépendant du texte et des notes. Il s’agit d’un habillage clinique, à partir de réflexes de composition propres aux artistes et qui, de fait, sur sa mécanique, n’entretient aucune dépendance véritable à la proposition de départ. Dit brutalement : ILS AURAIENT PU FAIRE LA MEME CHOSE AVEC N’IMPORTE QUOI D’AUTRE, n’importe quel autre morceau. Celui-ci ne sert donc à rien si ce n’est, par sa physionomie cold, à fournir un support générique à l’expression d’une identité pré-existante. Plus brutalement encore : chacun applique sa recette (sonore) d’artiste pour produire depuis le morceau-matrice, ce qui devient dès lors un morceau d’ADN Surimi, une sorte de coquille vide où l’artiste ne fait que délivrer une bulle d’air de sa propre identité musicale. Après la quinzième écoute, on ne sait pas trop ce que ce titre nous inspire, ni quel effet cela produit sur nous. L’artiste supplante la chanson. L’univers dépasse la musique elle-même. Autant dire qu’on nie le pouvoir de la pop exprimé comme la dictature élémentaire du titre ou du tube sur l’auteur, qu’on considérait jusqu’ici comme le socle de toute notre activité. On se reportera là-dessus aux nombreuses déclarations de Frank Black, le leader des Pixies, ou d’un type comme Brian Wilson. Comme dirait Morrissey, cela ne nous dit pas grand chose sur notre vie. Sous cet angle, l’initiative MUTANT qui nous était apparue sympathique nous projette dans des affres sans nom et devient emblématique d’une manière artificielle et outrageusement arty de jouer avec le vide. Si les versions réussies s’alignent, c’est tout simplement parce que le morceau n’a plus AUCUN sens, n’a plus de portée émotionnelle, mais n’est que la répétition joueuse, virtuose parfois, mais toujours technicienne d’une réappropriation mécanique et industrialisée du son, soit le contraire exact de ce que toute production recherche. En poussant le raisonnement dans l’absurde, l’initiative atteint le contraire exact de son ambition en montrant en quoi la musique, même sous une forme artisanale, relève de l’imposture et de la mystification.
Sans doute s’est-on fait des nœuds au cerveau inutilement ? A quelques jours de distance, on a repris l’album et on a retrouvé aisément les vertus objectives qu’on avait prêtées (heureusement) à chaque titre. Les lectures et le projet ne sont pas en cause. La qualité musicale n’y est sans doute pour rien. Mais on avait toujours en tête cette réserve débile qui nous a gâché le plaisir et nous rend aujourd’hui impossible la réécoute du tout en séquence. Cela n’empêche pas qu’il faille aller y voir, parce que MUTANT est, en même temps qu’une belle collection de chanson (sans s), une initiative qui peut faire causer.