L’histoire de Tenor Saw se termine dans un fossé, sur un bord de route, près de Houston (Texas), un matin d’août 1988. Des passants repèrent une forme qui semble sommeiller à quelques mètres de la route, enfouie dans les buissons. En s’approchant, ils s’aperçoivent qu’il s’agit du corps d’un jeune homme, décomposé et puant sous le soleil, abîmé déjà par la chaleur et le temps. Tenor Saw, le prodige dancehall de 22 ans, est mort sans que jamais personne ne découvre ou s’intéresse vraiment à la vérité.
Plusieurs hypothèses circulent : le corps aurait été criblé de balles (une ou deux selon les récits, un article situant la chose deux mois après la découverte du corps… à New York), porterait l’impact d’un choc violent accréditant la thèse d’une rencontre accidentelle avec un chauffard ayant pris la fuite. Son mentor, Sugar Minott, déclara par la suite que Saw était simplement mort d’une pneumonie. On a pu lire aussi qu’il avait été tué par des promoteurs qui ne voulaient pas le payer après ou avant un show, qu’il avait été massacré par ses propres amis pour de l’argent ou pris dans des histoires de drogues… Qui croire ? Étrangement personne ne semble avoir pris la peine de mener l’enquête jusqu’au bout, comme si (triste écho des temps) la mort d’un jeune noir sur un bord de route n’appelait, à cette époque comme aujourd’hui, qu’assez peu de réactions et de surprise.
Avec ce décès, s’interrompt brutalement l’une des carrières les plus prometteuses et fulgurantes de l’histoire naissante du raggamuffin. Tenor Saw est, pour les amateurs, l’équivalent mort-né d’un Chet Baker pour le jazz blanc, d’un James Dean mort trop tôt pour les amateurs de cinéma. Beau comme un dieu et doué comme aucun autre, le jeune homme a laissé derrière lui un unique album, Fever, complété par un second, Wake The Town, sorti en guise d’hommage quelques années après sa mort, et une « œuvre » que de multiples disques best of assez mal fichus sont venus honorer par la suite.
Tenor Saw n’est pas le plus grand des reggaemen. Les spécialistes ne lui consacrent généralement que quelques lignes dans les livres qui évoquent l’histoire du genre. Son rôle et sa carrière, si courte, ne sont qu’une anecdote dans un genre qui a connu des tragédies à la pelle, mais le visage et la trajectoire du jeune homme en font l’un des artistes les plus romantiques que l’histoire de la Jamaïque ait porté.
Tenor Saw aura laissé derrière lui au moins une chanson majeure qui continue de se transmettre de génération en génération : Ring The Alarm. On avait eu l’occasion d’en parler à l’occasion de la reprise qu’en avait donnée Rocket Mike, la chanson n’a jamais été autant d’actualité qu’aujourd’hui. Composée à partir du célébrissime riddim baptisé Stalag 17, la chanson de Tenor Saw est devenue très vite un tube dancehall imparable et que plus de trente cinq années de distance n’ont pas réussi à faire oublier. Pour les profanes, un riddim (rythm en patois jamaïcain) est pour faire simple un motif instrumental qui accompagne une chanson. Une chanson est composée d’un riddim et d’une voix. Les riddims qui sont souvent caractérisés par une ligne de basse et une rythmique sont des segments qui peuvent s’échanger entre DJ-chanteurs et donc donner lieu (sans qu’on parle contrairement au monde « occidental » de plagiat) à des déclinaisons quasi infinies. La tentative d’imposer en Jamaïque une sorte de copyright sur les musiques n’intervient qu’en 1993 et ne s’imposera vraiment que très tardivement. Le riddim qu’utilise Tenor Saw pour Ring The Alarm apparaît dans les années 70 sous le nom de Stalag 17 (une référence à un film du même nom de 1953) sous la « plume » d’Ansel Collins, un batteur local, avec une production signée par Winston Riley, l’un des plus célèbres producteurs de Jamaïque. Le morceau d’Ansel Collins et le motif musical qu’il invente à cette occasion deviennent dans les années qui suivent le riddim le plus utilisé et reproduit du pays. On le retrouvera par la suite chez Public Enemy (sur le single Dont Believe The Hype) ou chez Sister Nancy (le célébrissime hit Bam Bam). Il servira de motif pour l’entrée en scène de Bob Marley sur plusieurs tournées.
Peu importe à vrai dire, l’histoire du riddim tant la variation qu’assure Tenor Saw en imposera par son évidence et sa modernité.
Car la version de Tenor Saw est brillante à deux niveaux. Musicalement, le travail de Tenor Saw est le reflet de la transformation progressive du reggae originel en un reggae digital, plus rock et qui fait la part belle aux singjays (contraction de singer et deejay), ces chanteurs qui, à partir d’une forme souple, étirent les morceaux en soliloquant en mode mi-chanté, mi-parlé et qui enluminent les morceaux en séquences scat ou récitations élaborées. Le rythme change, s’étire, revient et repart, tandis que des sons synthétiques et joués avec des ordinateurs deviennent la norme. La structure est bouleversée tandis que les morceaux envahissent, à la fin des années 70, les dancehalls. Il ne s’agit plus de jouer pour soi ou même sur une scène mais bien d’alimenter des plateaux entiers où tout le monde se retrouve sur des rythmes accélérés et syncopés. Le ragga (reggae digital) s’impose comme la norme de production d’une musique qui s’exporte désormais en direction de la diaspora jamaïcaine et retravaille méticuleusement les riddims et motifs du reggae roots. C’est dans ce contexte que Tenor Saw (Clive Bright de son vrai nom), venu d’une famille pieuse et qui a fait ses classes à l’Eglise, démarre sa carrière. Son premier single, Roll Call, enregistré en 1984 (il a 17 ans), est déjà sublime mais de facture classique.
Sa voix est souple, chaude et capable de modulations qui en font un technicien hors pair. Elle dégage d’emblée un charme insolent en même temps qu’une capacité de détachement, une nonchalance sensuelle qui coïncident avec la beauté placide du jeune homme. Tenor Saw est le jeune homme moderne par excellence, rebelle, magnifique et en même temps insouciant. Il rencontre peu après Sugar Minott qui est un chanteur producteur pionnier des techniques de relecture des riddims classiques en versions modernes. Après quelques années passées en Angleterre, Sugar Minott revient en Jamaïque en 1984 auréolé d’un certain succès et entreprend de régénérer le genre par ses productions innovantes et tournées vers les dancehalls. C’est lui qui façonne le son de Tenor Saw et assure la production de ses chansons les plus marquantes, notamment Pumpkin Belly et Fever, qui donnera son titre au premier album du jeune homme.
La livraison de Saw est impressionnante; la production l’est encore plus. C’est autour de ces éléments de modernité que Tenor Saw et Sugar Minott livrent Ring The Alarm. Cette fois, le cocktail est à la fois explosif et parfait. Il s’agira d’une chanson centrée sur l’univers du dancehall et qui balance plus qu’aucune autre. Le texte parle de la mort et de la vie des sons, éternels et qui passent désormais d’une chanson à une autre. Avec le temps, le son s’altère et les paroles se transforment. Alors que Saw ne parle que de musique, certains entendent « son » (fils, frère) à la place de « sound », métamorphosant un morceau plutôt joyeux et référencé en une sorte d’hymne politique contre le racisme et l’oppression. Ring The Alarm/ Another son is dying, entend-on le public chanter. Cette incompréhension manifeste ou ce second niveau de référence assurent une bonne partie de la notoriété du morceau, notamment lorsqu’il s’exporte.
Hey, ring the alarm, hey, woh-oh
Ring the alarm, another sound is dying, woh-oh, hey
Ring the alarm, another sound is dying, woh-oh, hey
Some sound, sound like a big drum pan
Listen this sound it a champion
Ram the dance inna any session
Rock up the woman and we rock up the man
Ring the alarm, another sound is dying, woh-oh, hey
Ring the alarm, another sound is dying, woh-oh, hey
Tee ta toe we beat them all in a row
Donkey want water but you hol’ him Joe
Tee ta toe we beat them all in a row
Dark horse more water but, hol’ him Joe
Ring the alarm, another sound is dying, woh-oh, hey
Ring the alarm, another sound is dying, woh-oh, hey
Four big sound inna one big lawn
The don sound a play the other three keep calm
Four big sound inna one big lawn
De boom sound…
La force de Ring The Alarm tient à cette erreur d’interprétation. Il faut être familier du patois jamaïcain pour faire la différence. Le temps passe et la chanson devient, surtout après la mort trouble de Tenor Saw, une sorte de mythe. Elle circule sur les ondes et s’écoute le poing levé. Le dancehall s’affirme comme un lieu d’expression et de libération. On y danse pour oublier mais aussi pour prendre des forces et se battre. Les paroles sont prophétiques. Aucun son ne meurt. Aucun fils non plus. Le dancehall est l’incarnation de la lutte pour la vie, un espace de déchaînement, de liberté mais aussi un terrain de lutte féroce où les singjays s’affrontent et luttent pour la gloire. Dans la rue, la violence règne. Les morceaux créés en Jamaïque atteignent les frères du bout du monde et des États-Unis qui les reçoivent comme des cartes postales mais les interprètent également au regard de ce qu’ils vivent : une réalité sociale amère, faite de pauvreté, d’addictions, de brimades, de manifestations permanentes de mépris et de racisme. Les morts-exécutions sont légion. Tenor Saw a-t-il été victime d’un crime raciste ? Les routes du Texas se prêtent à toutes les interprétations. Le chauffard ne sera jamais retrouvé. Faut-il parler de George Floyd ? De 2020 ? Ou des dizaines de bavures similaires ? « Tee ta toe we beat them all in a row » La lutte par la danse, la musique et l’art peut tout aussi bien se changer en autre chose. Le territoire est mouvant. La mort relative. La rage et la frustration tenaces.
On peut faire dire aux chansons ce qu’elle ne disent pas. Elles ne servent que ceux qui les écoutent, que ceux qui les aiment ou les détestent. Aucune chanson n’a jamais jeté de pierre, ni n’a jamais égorgé personne. Aucune chanson n’a jamais trahi ou n’a jamais rué de coup quelqu’un. La danse est une lutte. La chanson est une impulsion, une étincelle. Elle allume ce qu’on veut allumer : un cul, un regard, une paire de seins, une danse frénétique, un pavé, une bâton de dynamite.
La carrière de Tenor Saw qui part ensuite pour les États-Unis est presque terminé après ça. Les images du jeune homme sur scène sont rares. On ne sait rien de sa vie ou presque. S’il a aimé quelqu’un ou pas. S’il se droguait, s’il dansait, s’il jouait au football. Bob Marley a pris toute la notoriété. Peter Tosh est assassiné le 11 septembre 1987. Les reggaemen tombent comme des mouches. Et alors ? A Miami, Tenor Saw, auréolé du succès de son premier album, travaille avec le Skengdown Crew. Skeng signifie flingue dans le patois local. Le label de Kenneth Black produit quelques uns des albums les plus impressionnants de la période. On parle de ragga pour l’exportation, d’une musique qui assume de se vendre à l’étranger et de toucher toutes les couches de la population, toutes les races et les couleurs de peau. Suzy Wong de Nicodemus offre une énième sur le riddim Stalag et signe un autre succès. Tenor Saw enregistre quelques morceaux que l’on découvrira plus tard. Dancehall Feeling en fait partie. La production est plus standardisée, le titre relativement peu intéressant. Il y a aussi Bad Boys. La production à l’américaine est épatante et on sent tout ce que cette nouvelle approche a de prometteur. On est en 1987-88. Est-ce que Tenor Saw était en mesure à cet instant d’assurer la liaison entre le ragga et le rap. C’est une hypothèse qui ne sera jamais vérifiée. On peut parier que sa carrière aurait été longue et brillante, que son rêve américain aurait pu se réaliser et que Tenor Saw serait devenue l’une des têtes de gondole d’un reggae modernisé, étincelant et fashion.
Au lieu de cela il est mort. Ring The Alarm est devenu le titre d’un single à succès de Beyoncé. Pas la peine de chercher : les deux morceaux n’ont à peu près rien à voir, même si certains ont déniché des traces du premier dans le second. Le riddim sonne creux. Beyoncé a réussi. 2006. Album B’Day. Numéro 1 aux Etats-Unis, au Brésil. Tenor Saw non. C’est ce qu’il faut retenir. Il y a des fois où ça ne marche pas comme on veut. Noir ou noir, ce n’est pas tellement la question. Il reste la mémoire, l’histoire mais aussi la lutte. Rien n’est gagné avant d’être perdu. Ring The Alarm. Black Lives Matter.