À l’époque d’OK Computer (et même, en plus hormonal, sur The Bends), la musique de Radiohead fascinait par son emploi du silence. Il ne s’agissait pourtant guère d’accalmies entre deux envolées, mais d’une brèche, d’un hors champs qui grondait. Quelque chose d’épileptique (plus que dépressif) se laissait entendre : comme si le calme cherchait à maîtriser l’inévitable crise, comme si la disparition sonore choisissait l’apeurement plutôt que l’extériorisation des affects. Pas un hasard si Jean-Marie Pottier, dans son ouvrage consacré à l’indie pop 79 / 97 (Le Mot et le Reste), examine l’histoire à l’orée de deux balises : Unknown Pleasures et OK Computer, deux disques qui facilitent l’adhésion car domptant la colère, deux disques instables mais qui souhaitent ne pas trop le montrer…
Difficile de retrouver cette sensation de vacillement, d’un cerveau en ébullition, dans le silence confort d’A Moon Shaped Pool. L’accalmie n’en est plus une : les temps morts, l’apathie générale ne visent qu’à une certaine idée (pas la pire, d’ailleurs) de « belle musique ». En soi, tout est ici parfaitement à sa place : les cordes discrètes mais bien présentes, le chant de Thom Yorke (en retrait « comme il faut »), l’érudition folk / électro / rock… Mais rien n’affleure sous la surface, rien ne provoque autre chose qu’une impression de farniente bien gérée. Pour dire les choses plus directement : écouter un album semblable à une paire de charentaises, ce n’est jamais très bon signe.
Avec le temps, l’inquiétude n’existe plus chez Radiohead. Le groupe fonctionne dorénavant tel un cinéaste hier « malade », aujourd’hui guéri ; un cinéaste qui s’en remettrait à son extrême professionnalisme afin de rameuter certaines thématiques, un indiscutable savoir-faire malheureusement au service du souvenir. Que faire lorsque paranoïa comme anxiété, avec l’âge, s’estompent jusqu’à perdre de leur pertinence ? Radiohead a l’honnêteté de ne pas jouer la carte négative et d’assumer… son bien-être. En retour, il s’expose à une musique qui se regarde chercher l’expérimentation (puisque le fond, lui, se conjugue au passé – à défaut d’oser, comme auparavant, la pudeur d’un esprit qui camoufle ses tourments). Radiohead, avec A Moon Shaped Pool, compose de la jolie musique qui oblige à en vanter les contours (c’est le but), une musique d’appartements à s’infuser aux casques, des compositions pour chaînes hi-fi.
Il y a même un aspect déplaisant à l’écoute d’A Moon Shaped Pool : une volonté d’écrire des chansons « pour les gens de notre âge » (quarantenaires, cinquantenaires, qu’importe). Or, depuis toujours, la musique interroge, fascine, lorsqu’elle nous rend plus adultes que nous ne le sommes (c’est pourquoi un album tel que Paris 1919 de John Cale exerce encore un tel pouvoir attractif – tellement barré que l’auditeur n’en connaîtra même pas les réponses sur son lit de mort). Ou bien, inversement, lorsque la musique nous rend plus cons, moins raisonnables (The Stooges, les Pistols, les Ramones) – et c’est tout aussi bien.
Ce nouveau Radiohead titille une fibre que l’on préfère évacuer durant l’écoute d’un disque : la mélomanie. Car si le cerveau prime sur le laisser-aller, l’enjeu est faussé, les considérations techniques l’emportent sur le mystère. Ce n’est pas ce que nous attendons aujourd’hui d’un grand album…