Vieillir avec Saint Etienne est si doux et indolore. Il fut un temps (de Foxbase Alpha à Finesterre, soit une bonne vingtaine d’années) durant lequel on fréquentait le groupe londonien pour sa classe et sa fraîcheur. On prenait certaines pièces de Bob Stanley et Pete Wiggs pour des tubes en puissance ignorés des imbéciles, et on rêvait de prendre un verre avec Sarah Cracknell pour parler de ses passions. On a pris nos distances par la suite (dix ans passent si vite) avant de renouer le contact pour le très beau et mélancolique I’ve Been Trying To Tell You (en 2021).On avait alors retrouvé le groupe intact et presque inchangé, juste un peu plus conscient du temps qui passe, pop et ambient à la fois, mélangeant comme toujours les arrangements pop millimétrés, les samples pris sur le vif et des fulgurances mélodiques qui nous ont toujours donné envie de danser, nous qui avions ça en horreur.
Saint Etienne a vieilli comme nous et a un peu perdu de sa candeur pop, de sa capacité à s’émerveiller de tout. The Night est un disque épatant mais un disque soucieux, ralenti, fragmenté, empli de bruits du quotidien, de samples, de grincements, qui suggèrent que la mécanique (le bâtiment même) est infiltré par les forces du temps. Le Londres d’hier n’est plus le Londres d’aujourd’hui. Traverser un parc, un jardin à la nuit tombée n’est plus tout à fait un geste aussi neutre et sentimental qu’hier. Sur Half Light, Sarah Cracknell aperçoit une étrange jeune femme qui circule entre les arbres-ombres d’une forêt crépusculaire. La chanson, curieuse, n’ira pas beaucoup plus loin : la jeune femme est une apparition. Est-ce un fantôme, un mirage ou pourquoi pas y voir une version de la chanteuse, rajeunie et fuyante. La musique concoctée par Stanley et Wiggs reprend tout du long ce motif de la fugue (en arrière) et de l’effacement progressif. Sur Settle In, le morceau d’ouverture, Saint Etienne s’interroge sur ce qui lui arrive, sur la nature du temps. « Tous les chemins mènent à cet endroit », raconte Cracknell. Mais où ? La patine est ambient, paisible, mais aussi irréelle et comme privée d’une direction. Les morceaux hésitent. Ils traversent la période de temps qui leur est consacrée, celle qui leur appartient sur le disque, comme s’ils n’osaient pas tout à fait s’y poser et prendre leurs aises. Through The Glass ressemble plus à de la musique minimaliste qu’à de la pop. Les musiciens cherchent une trappe, un passage pour revenir à la vie et retrouver l’énergie d’antan.
Il y a cette prière qui résonne sur Nightingale et qui renvoie à l’amour et à la douceur. Mais l’album pop et coloré qu’on attendait ne démarre pas vraiment, préférant suivre un ruisseau, se promener dans un rêve ou circuler entre les mondes, en dessinant des dérivations aux sonorités quasi médiévales et abstraites (Northern Counties East). L’étrange poésie d’Ellar Carr vient dévérouiller la bourse aux chansons et agir comme un passe vers un retour à la musicalité.
Dennyfield
Nethermoor
Throstle nest
Horse fall
Saturday afternoon
A turnstile to the right
A cantilever stand
And, just beyond
Elms, beeches
La musique est impressionniste, discrète et comme imprégnée de mysticisme. When You Were Young est magnifique et soulevée par un crescendo habile qui mêle souvenir et promesse d’un amour éternel. Il continue de pleuvoir un peu partout sur le disque. On se promène en bord de mer (No Rush) et l’on cueille l’aube au fil d’une balade bucolique. Gold et Celestial ouvrent un espace de pop élégiaque bercé de hautbois et d’instruments à vent et cordes. Preflyte est décevante mais on se laisse faire faire un final narré plus que chanté où scintille le merveilleux. Wonderlight est l’une des plus chansons du disque. Le titre raconte un retour du pub par le parc jusqu’à la maison. La chanteuse écoute quelques disques et c’est à peu près tout. C’est en transcendant cette scène de vie commune que Saint Etienne touche à l’essentiel et tutoie le sublime. Ce mouvement précieux est réalisé sans presque aucun moyen et surtout sans aucune intention de « faire chanson ». Le groupe ne joue quasi plus, laissant les mots résonner par et pour eux-mêmes. Hear My Heart n’en fait pas beaucoup plus et travaille plus sur les échos que sur le tempo. L’effet produit est caressant et fascinant, mais d’aucuns trouveront que c’est aussi ennuyeux et que cela manque d’intention et de relief. Alone Together nous fait mentir et ressuscite le Saint Etienne qu’on aime et avec lequel on a toujours rêvé de finir nos jours. Pour cette seule chanson, on retirera toutes nos réserves pour s’abandonner à ces quatre minutes de bonheur pur et parfait. Et si on se trompait comme toujours ?
Si on peut s’immerger sans mal dans la vision nocturne et presque fantastique (celle du temps qui file, avec ses hauts et ses bas) qui conduit The Night, on peut aussi regretter le temps pas si ancien où le groupe conjuguait une certaine idée de l’éternité avec une vraie écriture pop. Le disque à cet égard est moins emballant qu’il n’est intéressant.