Babybird / Fake Blood (a three part release)
[Autoproduit]

9.1 Note de l'auteur
9.1

Babybird - Fake BloodCe n’est pas la quantité qui fait la qualité et encore moins le fait que cette musique, faute d’avoir pu être délivrée dans les temps sous forme CDs à ceux qui l’avaient achetée, ait été mise finalement à disposition de tous gratuitement. La maladie et la mort n’ont pas de prise sur Babybird et c’est très bien ainsi. Après un sérieux accident cardiaque il y a quelques années maintenant et en pleine épidémie, le rythme de ses productions n’a jamais failli comme si, depuis la chambre-studio qui lui tient lieu de bocal, à l’écart désormais du monde de la musique qui n’a plus de place pour lui et son talent, Stephen Jones ne travaillait que pour lui-même et ses quelques dizaines/centaines de fans disséminés autour du globe. Il y a dans cette productivité affolante la mise en scène d’un travail de Sisyphe, recomposant et remodelant, chanson après chanson, les pièces d’un disque imaginaire.

There Must Be Something Else

Babybird - There must be something elseFake Blood est un travail monumental : trois albums délivrés d’une traite et composés chacun d’une vingtaine de titres. Le plus important, et le plus impressionnant, se nomme There Must Be Something Else. C’est un disque qui se situe dans la ligne tordue et lo-fi, non seulement des premiers albums du chanteur mais surtout dans le droit fil du cultissime Almost Cured of Sadness. La voix est tremblante, vibrante, la rythmique élémentaire, soutenue seulement par une boîte à rythmes. Les arrangements sont réalisés sans guitare à partir de fausses cordes et de machines. On retrouve des motifs familiers venus parfois de vingt ans en arrière (The Gigfilmers) mais on est surtout frappés par l’inventivité de Babybird et la tristesse acrimonieuse qui se dégage des morceaux. Perdue à l’arrière-plan, la voix chante comme si elle était désemparée, pleurant un monde perdu, un amour disparu, tout en se posant comme le seul lien vivant entre l’homme et nous. Il y a sur ce disque des chansons déchirantes à l’image du beau Am I Happy, plainte existentielle battue par un rythme bringuebalant. « If only i could find a place to breathe again. If only i could find a place to be happy. If only i could find a place to relax. » chante Stephen Jones. Sur plus de cinq minutes, Not Magic s’impose comme une chanson d’amour subtile et merveilleuse. « I am invisible to love/Fake Blood/ Dont worry/ It is fake blood/ Broken broken mirror spillt upon the floor/ Magic/Love is magic. » Le crescendo est mélodramatique à souhait, maladroit dans sa sincérité, mais le mouvement imparable. Avec le temps, Babybird manie de moins en moins le second degré et chante de plus en plus en limite de capacité, jouant presque de sa surinterprétation pour aller plus loin dans l’émotion. Cela ne l’empêche pas de délivrer avec aplomb et humour noir la sombre Abuser Song, la chanson d’un tortionnaire ordinaire qui clame sa liberté de faire ce qu’il veut, quand il veut. La mort sera la seule à le libérer vraiment. Tout dans ce disque respire l’intelligence et l’inspiration. When I’m In Charge est une promesse de puissance. « You can have all that you want when I’m in charge. », veut-il faire croire, sans évidemment en avoir les moyens. There Must Be Something Else sonne comme une longue plainte et un aveu d’impuissance. C’est un disque qui est infiniment triste dans sa manière de présenter des hommes à bout, des sentiments qui s’abîment et des mains tendues qu’on laisse pendre dans le vide. Il se dégage pourtant de tout cela une profonde ambivalence, comme si l’expression de ce drame était seul le moyen de conserver l’espoir et de souligner son humanité. Le génie de Babybird est de parvenir à équilibrer sur chaque pièce les promesses de renouveau et la force de l’effondrement qui contamine l’homme de 57 ans, sans grand succès populaire, qu’il est devenu maintenant. Funeral for My Old Life est superbe et la reprise de When I’m In Charge qui referme le disque confirme que c’est l’une des chansons clé de l’ensemble. Laissez moi faire, dit-il. Il n’y aura plus d’anarchie. Ce sera moi avec le bonheur et l’harmonie. Quand je serai aux affaires.

God Upside Down

Babybird - God Upside DownLe deuxième album, instrumental, a sans aucune doute été travaillé alors que se dessinait puis se développait l’épidémie de Covid-19 sur la planète. Les titres y font une référence explicite. 2 meters apart met en scène la distanciation sociale sur un fond harmonieux et paisible. Please Dont Go Out est solennel comme un appel aux concitoyens. Comme avec les travaux de Black Reindeer, c’est ici le clavier synthétique qui conduit, déposant dans un environnement de samples, d’échos, des notes minuscules que gonflent de romantisme et d’émotion des cordes synthétiques. La musique de Stephen Jones, sous cette forme, est déchirante et figure parmi les travaux les plus touchants de l’école contemporaine. On pense à Akira Kosemura bien sûr, mais dans une version qui s’éloigne de Chopin pour ne retenir que la répétition et le sens de l’économie. God Upside Down décrit un monde tourneboulé, tendu et angoissé (Short of Breath) mais aussi un monde qui n’y comprend plus rien (Beds) et s’étonne de sa propre capacité à tout répertorier et retransmettre (Shelves). Condamné à rester chez lui et à faire un peu de gymnastique pour améliorer sa condition, Stephen Jones compose quotidiennement dans une routine de stakhanoviste qui rappelle celle de Jack London. Il s’astreint à écrire à heures fixes et le fait, chaque jour, exactement dans les mêmes conditions, dans une pièce aménagée à cet effet, meublée d’un fauteuil, d’un ordinateur et d’un petit bureau. Il se dégage de ses descriptions instrumentales une forme de langueur bienveillante mais aussi une grande lassitude dans la répétition. C’est ce qu’exprime le superbe One Hour Walk. Jones y retraite ses obsessions : son alcoolisme de jadis, la religion qui a failli (Church of The Apocalyptic Alcoholic) mais aussi la célébrité, croisée dans les années 90, et qui l’a délaissée (Celebrity Message of Goodwill).
God Upside Down n’est qu’un album instrumental, comme le bonhomme en a livré quinze ou vingt ces sept ou huit dernières mais c’est, dans le contexte de ce triptyque qu’est Fake Blood, l’un des plus précieux et précis dans sa description du monde sans repères dans lequel nous évoluons. Le titre le plus impressionnant est Sunday Chicken : un récit mélancolique sur le monde d’aujourd’hui et le monde de demain. Comme Ballard avant lui (avec le rôti des beaux-parents), Jones place au centre du jeu le « poulet du dimanche », repas dans lequel se nouent toutes les possibilités et limites de notre condition finissante. Le poulet rôti est la lumière et l’horizon mais aussi tout ce à quoi la plupart d’entre nous auront jamais droit. L’évocation renvoie au confinement actuel, à la joie d’être en famille et à la tristesse de n’avoir que ça pour survivre. La musique est presque fun, amusée et joyeuse à compter de la troisième minute. Ce titre est une merveille et peut-être la plus belle composition la plus juste qu’on ait croisée depuis des lustres. Elle contient l’univers entier, ordinaire et dérisoire.

Fake Blood

Babybird - Fake BloodPrésenté comme l’album central et le plus important de cette livraison, Fake Blood bénéficie en apparence d’une production plus frontale et moins lo-fi que There Must Be Something Else mais n’est au final pas si différent dans son ambition. Newsreader est impressionnant dans sa mise en scène. L’idée générale de l’album semble être de parler un peu plus de soi. L’album est donc intime, taillé près du corps. C’est un album personnel et qui évoque les traumas de l’intéressé (ou du moins de son personnage). Jones recycle un motif musical déjà utilisé pour chanter la peur du père blessé (Hiding From Dad). Tout est ici délicatesse. La pop semble perdue dans le brouillard, comme étirée par l’incapacité à retrouver la chaleur qu’on attend d’elle, les grands refrains d’antan et les élans d’enthousiasme. L’impression laissée par les morceaux est étrange, presque décevante avant qu’on en comprenne les ressorts. Jesus Loves You va à l’encontre de son titre : c’est une chanson consolatoire qui ne cesse jamais d’être triste. The Old People jette un regard bienveillant sur le grand âge mais ne peut se détacher du désastre qui vient.
Fake Blood est le petit frère d’Almost Cured of Sadness, l’album que Jones a toujours tenu pour son grand œuvre. C’est un album qui rêve de retrouver des approches frontales et mainstream (le remarquable Fire On The Swimming Pool Ice), infiniment pop (Laughing When I’m Dead) mais ne peut s’empêcher de retourner dans sa cabine timbre-poste pour chanter comme en couveuse ou depuis sa cellule de moine. C’est dans ce registre rikiki que la musique de Babybird est la plus efficace et la plus belle. Il faut écouter I Am Hibernating, parfaite combinaison de la pop et de la lo-fi, pour comprendre de quoi il s’agit. L’homme explore les mondes, les pôles. C’est dans cette oscillation permanente entre la musique de chambre et la musique de stade (ou de café-concert) que Babybird est le meilleur, trop glorieux et déclamatoire pour se cantonner au réduit dans lequel il opère, mais incapable de tenir sur la grande scène. Il hésite, vibrionne puis s’étouffe, prend et reprend. Fake Blood est un album empêché où les chansons s’avancent et se retirent comme la marée. All The People dit l’étrangeté et l’indifférence. « I wish i could remember who these people were. », chante l’amnésique dans sa voiture. « I wish i could remember who these people are. » Il ne reconnaît plus le monde, pas plus qu’il ne se reconnaît lui-même. « When i am sixteen, i look at my reflexion. I dont recognise the person punched in front of me. It is like when i was 20, i was the center of the earth. And i turn 25 and 30. 45. 50. I Dont know these people. Even if they sit next to me in my car.» La folie rôde. L’erreur aussi. « I’m living in the wrong place. So big but with no space. I’m living in a new world and i cant stop crying. I came last in the human race. Everywhere i look plastic place. And i’m living in the old world. And i can’t stop it from dying cause i’m living in a nu lo. »

Le dernier tiers de l’album est d’une tristesse effroyable mais aussi d’une beauté sidérante. Nu Lo, Coma Song, Celebrity Oil sont de belles réussites. Wen Ure Ded est hypnotique et définitive. Le titre tient lieu de seule ligne de texte. When Ure Ded/ I Luv you more… even more.
Il y a chez Jones cette idée que l’amour est une faiblesse qui se transforme en l’unique force dont on dispose dans un mouvement qui ne peut être que tragique et fatal à longue échéance. La posture shakespearienne en diable est tenue jusqu’au final, le majestueux Afterlife, chanson manifeste de renaissance et de mort, qui clôt ce triple album important et qui, à l’échelle de son créateur et de son petit univers, fera date.
Fake Blood est l’album le plus juste, le plus tragique et le plus réconfortant qu’on a entendu cette année.


Tracklist

There must be something else
01. I’m going apeshit
02. Geiger song
03. The gigfilmers
04. Some people
05. Am I Happy
06. I Gotta Hammer instead of Love
07. Not Magic
08. Abuser Song
09. Love’s a rusty knife
10. Interlude
11. Always knew
12. When the traintracks were fun
13. When I’m in Charge
14. Leader
15. Dust off your bones
16. God Upside Down 2
17. Funeral for my old life
18. Record Company Song
19. All There Is
20. When We’re In Charge

God Upside Down
01. God Upside Down
02. Beds
03. Shelves
04. One Hour Walk
05. Church of The Apocalyptic Alcoholic
06. Women
07. 2 metres apart
08. Please Dont Go Out
09. Gardening
10. Ill-Fitted Mask
11. Short of Breath
12. The Elderly
13. Persistant Cough
14. Bunker Tins
15. Police Horse
16. Celebrity Message of Goodwill
17. Sunday Chicken
18. Sunday Chicken – alt mix

Fake Blood
01. False Hope
02. Newsreader
03. Fake Blood
04. Hiding From Dad
05. Jesus Loves You
06. Love Will Strike Him Down
07. The Old People
08. Fire On The Swimming Pool Ice
09. Laughing When I Dead
10. I am Hibernating
11. I am Hibernating 2
12. Dont lay a finger on her
13. All The People
14. Celebrity Oil
15. Nu Lo
16. Coma Song
17. When ure ded
18. Afterlife

Liens
L’artiste sur Bandcamp
Le site de l’artiste

Lire aussi :
Babybird / Ugly Beautiful (1995)

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