Qu’est donc devenue la machine à danser Saint Etienne ? Celle des irrésistibles tubes des années 1990, celle d’un album entier de remixes (Casino Classics en 1996) devenu une référence du genre, celle qui, malgré quelques dératés, parvenait encore de temps en temps à s’emballer fiévreusement sur les formidables Tonight et I’ve Got Your Music en 2012 ? Home Counties, le décevant et dorénavant avant-dernier album avait montré d’inquiétant signes d’essoufflement du trio qui peinait à se renouveler, ne sachant plus trop comment faire évoluer sa pop électronique traversée d’innombrables courants d’influences. La rencontre avec Alasdair McLellan, photographe de mode plus habitué des pointures comme Texas ou Adele va s’avérer cette fois décisive car non content de réaliser l’univers visuel autour du disque, il va aussi proposer au groupe le travail autour d’un moyen métrage de 44 minutes. Illustration exhaustive de l’album ? Vraie BO se cachant sous les traits d’un album ? Toujours est-il que cet objet semble signer la renaissance, sinon la régénérescence de Saint Etienne autour d’un projet plus que familier si l’on en juge par le nombre de courts-métrages réalisés par le groupe et compilés dans le très beau DVD A London Trilogy sorti en 2013.
I’ve Been Trying To Tell You marquer donc un nouveau départ pour le groupe, comme si, pour mieux retrouver ce souffle, il suffisait de tout reprendre au début, mais différemment, plus calmement. Pond House, premier single sorti quelques semaines avant l’album, en samplant Natalie Imbruglia pouvait laisser entendre que Sarah Cracknell allait être moins présente. Non ; il renvoyait en réalité aux deux premières pièces maitresses du groupe en 1990, les reprises de Kiss And Make Up des Field Mice et de Only Love Can Break Your Heart de Neil Young sur lesquelles elle n’était pas encore conviée à chanter. Si on découvre aujourd’hui avec ravissement que Sarah Cracknell est bel et bien toujours active dans le trio, autant dans l’écriture que dans le chant, on comprend surtout que ce léthargique premier extrait donnait finalement tout le tempo d’un album placé à la fois sous le signe de la mélancolie d’une jeunesse disparue mais qui rend aussi hommage à travers le film et l’iconographie de l’album à celle d’aujourd’hui, belle, impliquée et tout aussi aventureuse que ses ainés. Saint Etienne ne verse pas dans le jeunisme. Les exemples de groupes ayant, depuis la nuit des temps, usé de l’imagerie adolescente pour leur univers visuel sont légion. Elle renvoie à la fontaine de jouvence, celle dans laquelle on s’abreuve avec délice dans l’espoir de ralentir l’inexorable déclin et le moins que l’on puisse dire avec I’ve Been Trying To Tell You, c’est que c’est, un peu contre toute attente, sacrément réussi.
En plongeant en apnée dans ce grand bain 90’s, Saint Etienne livre son album le plus cohérent et passionnant de bout en bout depuis belle lurette (Good Humour en 1998 sans doute). Sous couvert d’une production somme toute relativement expérimentale à coup de samples, de fields recordings, de boucles électroniques ou de bandes inversées, le groupe qui a pourtant toujours flirté avec le mainstream se met clairement en danger et ressort d’une zone de confort dans laquelle il s’était de toute évidence enfermé sur ces derniers albums voire sur les bandes originales de ses propres films, agréables, mais rarement passionnantes. Pour autant, l’album n’a rien d’une plongée dans un monde obscur et hermétique mais garde, grâce aux talents multiples du trio, une approche immédiatement séductrice et enivrante qui fait que dans ce grand bain, on y plonge aussi, de suite, la nuque à peine mouillée. Lancinant, mutin, sexy, hypnotique, onirique : I’ve Been Trying To Tell You est tout cela à la fois, un disque ambiant au sens premier du terme, non pas disque d’ambiance mais disque sur lequel de développe une ambiance toute particulière et personnelle dont seuls Sarah Cracknell, Pete Wiggs et Bob Stanley pouvaient être les géniaux instigateurs, aidés sur ce disque d’un quasi quatrième membre, Augustin Bousfield de Gurgles.
Bien qu’ayant été lui-même un acteur majeur de ce son britannique des années 1990, Saint Etienne puise pour se ressourcer chez ses contemporains d’alors. Du label Mo’Wax, il retire les beats géniaux et les influences soul de l’abstract hip hop. Broadcast lui rappelle combien il est toujours pertinent de triturer les sons pour en retirer malgré tout de véritables chansons divinement aériennes, menées par une voix d’ange. Mais s’il y a bien une ombre qui plane au-dessus d’I’ve Been Trying To Tell You c’est certainement celle de Boards Of Canada, maitres incontestés de cette électronique downtempo qui ont su, d’ep en albums, rendre à la lenteur, à la nonchalance et à la contemplation leurs lettres de noblesse. Car nous y voilà, cet album est bien l’une des plus belles odes à la lenteur, à la nonchalance et à la contemplation de ces dernières années. Il faut, il convient, mais comme il conviendrait à chaque fois, de prendre à plusieurs reprises le temps de se caler dans un bon fauteuil impeccablement centré entre les deux enceintes ou le casque sur les oreilles, se saisir de la pochette, la toucher, s’imprégner de son odeur, décortiquer les notes de sortie et se plonger, encore, dans les photos d’Alasdair McLellan qui, à chaque fois, racontent une histoire différente. Prendre ce temps, raisonnable (40 minutes resserrées, 8 titres sans fausse note ni temps faible) pour apprécier et se rappeler, fondamentalement, que la musique doit imprégner les lieux, le corps et l’esprit. Se rappeler qu’un album n’est pas un saucisson que l’on tronçonne sur une plate-forme de streaming mais une œuvre conçue par des artistes pour s’apprécier dans son intégralité, dans son intensité.
Remisée la machine à dancefloor ? Temporairement sans doute, mais la remplacer par cette oasis de calme, de sensualité et de volupté qu’est I’ve Been Trying To Tell You est de loin la meilleure idée que Saint Etienne ait eu ces dernières années. L’image de la jeunesse qui accompagne le disque est aussi un peu la leur, la seconde. Non pas une jeunesse artificielle, liftée et botoxée, mais une jeunesse intellectuelle, celle que l’on atteint en acceptant de se remettre en question pour ne pas passer éternellement pour le vieux con de service. I’ve Been Trying To Tell You n’aurait jamais pu voir le jour dans les années 1990. Il est le fruit de trois décennies d’évolutions, artistiques et technologiques qui conduisent Saint Etienne à ce qui ressemble à un tournant de leur carrière : refaire comme depuis 20 ans sempiternellement le même disque yé-yé électro-60’s ou retirer le meilleur de son propre passé pour se projeter dans un avenir certes incertain, mais avenir quand même. Le groupe a choisi de se projeter et nous embarquer avec eux. C’est donc cela qu’ils essayaient de nous dire.