Sinaïve / Pop Moderne
[Antimatière / Super Structure]

9.2 Note de l'auteur
9.2

Sinaïve - Pop ModerneUne pochette est rarement le fruit du hasard. Mais à qui donc Sinaïve destine-t-il cette guillotine pop art bleu-blanc-rouge qui orne son premier album, Pop Moderne ? Aux pisses-froids de tout genre qui n’y ont jamais cru ? Aux habituels clichés sur le rock français, en français ? A la pop d’aujourd’hui fabriquée à la pelle à coup de logiciels voire d’IA, dégoulinante d’auto-tune et de mauvaises idées éculées ? Sans doute un peu de tout cela à la fois, dans une posture radicale qui ne cherche même pas à échapper à un brin de provoc’ : SS pour SuperStar ou Super Structure, leur label, sérieusement ? Il est encore des générations et des régions pour lesquelles le doublement de ce pauvre S qui n’avait rien demandé à personne provoque encore un certain malaise mais peu importe, ils ne sont ni les premiers ni les derniers à en jouer. On s’en doutait, la Pop Moderne de Sinaïve n’a rien d’un expresso sucré ou d’un cupcake coloré mais s’inscrit bel et bien dans une tradition tranchante et abrasive, arty et intello, héritage passé à la moulinette des générations successives d’un Velvet Underground qui ne compte plus ses traces d’ADN disséminées dans les tests de paternité des plus grands groupes de ces 50 dernières années. Série en cours donc.

On ne pourra pas dire qu’on ne l’avait pas vu venir. Même si Pop Moderne n’est qu’une poussière sur l’échelle de Smith, celle qui mesure le délai d’attente d’un disque, personne n’ira raconter que Sinaïve a brulé les étapes. Depuis le premier EP Poptones en 2018 puis le séminal Dasein qui l’a fait entrer dans une autre dimension, le groupe, essentiellement duo autour de Calvin Keller et Alicia Lovich a pris le temps, multiplié les enregistrements et travaillé des formes d’expression si différentes qu’il est difficile de voir aujourd’hui celui que l’on peut identifier selon l’expression consacrée comme « un premier véritable album » comme une synthèse de travaux préparatoires, la rédaction au propre ce qui n’aurait été que des brouillons, l’aboutissement attendu d’un début de carrière même pas mené comme il se devrait : deux EP, un album, une tournée et au suivant. S’il ne fait aucun doute que l’on retrouvera dans les productions précédentes les gènes de ce disque, il est tout aussi évident que Pop Moderne aurait pu prendre une multitude de formes différentes et que c’est à dessein que Sinaïve a choisi cette voie.

Qu’a donc la pop de Sinaïve de si moderne ? Il est vrai que, comme depuis ses débuts, le groupe assume pleinement ses influences en multipliant les références plutôt que d’essayer de les maquiller honteusement. A l’écoute, on se remémore avec plaisir de nos quinze ans quand résonnaient pour la première fois les notes d’un Darklands fondamental. On se souvient la mine radieuse des premières lignes de basse des Field Mice, deux ans plus tard, sans doute encore plus importantes. Mais surtout, on se rappelle des brèches qu’a ouvertes Diabologum avec trois albums véritablement singuliers et notamment Le Goût Du Jour dont Pop Moderne s’avère à bien des égards le véritable et légitime héritier. S’il reste peut-être encore des choses à inventer du côté du rock, rien n’est moins sûr mais dans le doute, laissons aux génies à venir le loisir de nous bouleverser, c’est surtout du côté de la réinvention qu’il convient de se pencher, cette façon de s’approprier le travail des géniaux prédécesseurs pour le pousser encore plus loin ; chose qu’eux ont rarement pu ou su faire finalement. N’est-ce pas Will & Jim ? Alors, quand certains se contentent, non sans talent parfois, d’un rôle de copiste, Sinaïve se nourri de soixante ans de rock, ingurgite, digère, dissèque avec minutie ou déchire avec rage pour réassembler, sublimer, créer une musique riche de ce parcours et qui n’aurait pas pu exister sans lui.

Moderne donc, et pop sans le moindre doute ici. Sinaïve confirme son aisance, connue depuis belle lurette, pour écrire une collection de chansons qui ont à la fois le goût de l’évidence mélodique qui finit par se fredonner et le charme de l’exigence, osant systématiquement la déstructuration, les tiroirs où elles se chevauchent, se perdent puis se retrouvent, s’affranchissant malgré les apparences des structures conventionnelles couplets/refrains. Souvent, les titres s’accrochent sur des bases connues avant de divaguer avec une grande liberté, sans contrainte. Si Élégie (Tant de Saisons) commence comme une ritournelle pop sixties avec ses papapapa et son rythme handclapé, il finit par se retrouver enfoui sous des tonnes de larsens, à l’inverse du tout doux Velvétine auquel on prédit le même sort mais qui s’achève au contraire sur un petit air de fête foraine d’antan.

Régulièrement, la musique de Sinaïve se fait lascive, portant des textes à l’érotisme souvent imagé à la manière d’un Murat, parfois plus explicite comme sur Le Corps Éclectique qui se prélasse sur un shoegaze lancinant à souhait tandis qu’Être sans Avoir avec sa basse dub, ses orgues vintage et ses petits bongos qui vont bien revisite l’esprit baggy du madchester avant de s’achever dans un fracas noise indus qui s’emploie pourtant à ne rien gâcher. Et puis il y a ces morceaux de bravoure que sont (SS) Superstar et sa boucle psychédélique hypnotisante aux accents orientaux lacérée de déflagrations soniques mais surtout la chevauchée krautrock Dasein (Oder nie sein) qui vire vers un rock endiablé, reprenant le piano sauvage façon Jerry Lee Lewis que l’on retrouvait sur La Straßbourg en ouverture de Répétitions l’an passé. Finalement, c’est sans doute Avenir, Next en conclusion qui résume le mieux l’esprit de Pop Moderne : martelé d’une batterie minimale sans concession, Sinaïve pousse sa mélodie claire et bien peignée, toute Beatlesque au fond, à mettre les doigts dans la prise pour créer ces moments de (sur)tension absolument délicieux qu’aucun fusible ne vient faire disjoncter ; à eux la maitrise.

Pop Moderne est décidément tout ce que l’on attend d’un premier album, varié, avec beaucoup de personnalité, à la fois référencé mais bourré de bonnes idées ; sauf que ce coup-ci, ça n’a rien d’une surprise. On peut le dire aujourd’hui, le groupe porté par une forte côte de sympathie dans les milieux autorisés était attendu au tournant et si, au vu de ses précédentes productions on ne s’inquiétait pas beaucoup, il franchit avec Pop Moderne cette étape toute symbolique avec l’aisance de ceux qui ne craignent pas grand-chose. Car on le sait bien au fond, c’est désolant mais c’est ainsi, la musique de Sinaïve reste, ici en tout cas, une expression de niche pour public chétif et exigeant, mais pour le coup néanmoins comblé par cet album tranchant.

Tracklist
01. (SS) Superstar
02. Vivre sa Vie
03. Convergence
04. Élégie (Tant de Saisons)
05. Velvétine
06. Art Babel
07. Le Corps Éclectique
08. Providence
09. Dasein (Oder nie sein)
10. Être sans Avoir
11. Avenir, Next
Liens

Lire aussi :
Sinaïve / Dasein EP

Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

Écrit par
Plus d'articles de Olivier
Clip hivernal pour le retour printanier de la voix de Gamine
Paul Félix. Un nom qui ne vous dira peut-être pas grand-chose. Paul...
Lire
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *