Qui veut la peau de Brian Wilson ? C’est ainsi qu’aurait pu (aussi) s’appeler le livre passionnant que propose Jean-Marie Pottier autour d’un des épisodes les plus connus et les plus commentés de l’histoire de la pop mondiale : l’explosion en plein vol du cerveau et principal compositeur des Beach Boys, en 1966. Il y a évidemment deux façons d’aborder ce livre. Soit on y va sans trop connaître l’histoire et sans même avoir vu l’assez chouette biopic, Love & Mercy, consacré à Wilson sorti il y a deux ans et qui racontait peu ou prou la même chose. Soit on a déjà potassé le sujet et épuisé ce que les dizaines de disques, autres sessions (perdues) et ouvrages en langue anglaise avaient à dire sur l’album disparu. Dans les deux cas, on y trouvera son compte. Le livre de Jean-Marie Pottier est bien écrit, bien construit et ne pêche pas (trop) par excès d’érudition ou de détails. Il n’est jamais indigeste et trouve un excellent équilibre dans la manière de s’adresser à l’ultra-spécialiste et au profane éclairé.
Smile, la symphonie inachevée s’intéresse comme son nom l’indique à une période relativement brève de l’histoire où Brian Wilson qui vient de livrer Pet Sounds (un album au succès commercial mitigé mais très bien accueilli par la critique) s’attelle à un nouveau projet. La chose est lancée avec Good Vibrations, étalon-or d’une collection de chansons à venir qui serait un cycle « sur l’Amérique », l’Histoire, les éléments et bien d’autres choses encore. La composition du disque se trame sur un fond de compétition à distance avec les Beatles (et en direct, puisque Mc Cartney viendra mâchouiller le céleri jusque sur les enregistrements de Vega-tables), le décrochage psychologique d’un Wilson surmené et traumatisé, entre autres, par une relation paternelle compliquée, et un dilemme assez traditionnel finalement entre l’art et le commerce. S’ajoutent à cela des enjeux artistiques monstrueux où le studio est un instrument et l’avenir de la pop moderne, mais aussi où un simple faiseur de mélodies va tenter d’égaler des gars comme Copland ou Ives pour raconter l’Amérique. SMILE, album maudit et remonté a posteriori en 2014 par Brian Wilson (avant d’être baladé sur les scènes du monde), est un disque qui trompe son monde et refuse d’être achevé. Après des centaines d’heures de studio et des sessions sans fin, le projet est annoncé à la vente au point que des affiches en vantent les mérites avant d’être rappelé au stand et de s’y enterrer pour près de cinquante années. SMILE, ce qu’explique très bien Pottier, devient dès lors une sorte de baleine blanche de la pop américaine : un album qui n’aura pas changé la face du monde mais qui, parce qu’il existe virtuellement comme une somme de sessions infinies, prend une forme forcément novatrice, virale et diffuse d’albums sans bornes ni limites. Smile aiguise l’appétit des producteurs, celui des fans et permet aux Beach Boys de surnager sur son cadavre, tandis que Wilson glisse dans une longue nuit qui ne prendra fin que lorsqu’il émergera (dans une forme toute relative) par amour et sans doute avec l’envie de passer à autre chose. Ceux qui l’ont vu depuis : pour un premier concert au Royal Albert Hall de Londres en ce qui nous concerne, à l’Olympia et ailleurs, savent ce qu’il en reste mais ne peuvent que se réjouir puisque l’histoire finit à peu près bien. SMILE existe dès lors triplement : comme légende, mais aussi comme un disque palimpseste monté par Wilson vieux mais aussi remonté et surmonté d’après les bandes originales sous étiquette Beach Boys. Cette triple nativité d’un album mort-né est bien sûr ce qui sauve toute l’affaire et permet au lecteur de se représenter ce dont on cause ici. L’histoire est somptueuse et ses détours encore plus fabuleux.
Pottier, qui bosse de longue date sur tout ça, depuis Slate et Magic notamment, prend soin de cadrer son affaire suffisamment large pour pouvoir parler de l’époque et du contexte. Cela fonctionne la plupart du temps pour le bénéfice du livre, même si quelques développements (sur la presse, les fanzines et l’industrie du disque par exemple) alourdissent le mouvement global et nous détournent parfois du sujet. Il dresse un excellent portrait psychologique de Wilson et de ses frères, passe plutôt vite sur les premières années du groupe pour mettre l’accent sur les mois du basculement. La symphonie inachevée a ceci de bien qu’il commente la légende sans la démonter, ménageant à chaque chapitre une part de mystère et de poésie, c’est-à-dire probablement ce qu’il y a de plus précieux ici. On sait tout sur les casques de pompiers, les versions de Heroes and Villains et on suit l’album jusque dans ses derniers retranchements.
Dommage toutefois que l’auteur n’ait pas prêté la même attention et le même sens du détail à deux domaines qui n’étaient pas à négliger : l’analyse des textes de Van Dyke Parks, d’une part, traités en bout de course et un peu rapidement à notre goût, et, d’une manière encore plus superficielle, de l’ambition globale du projet et de ses sources classiques à aller chercher du côté des compositeurs américains que sont Bernstein, Copland et Ives. Pottier évoque bien entendu tout ceci mais trop rapidement à notre goût. Cet approfondissement aurait permis sans nul doute de rehausser encore les enjeux globaux et de fortifier la légende posthume de ce que Wilson avait en tête. Cette liaison « historique » aide par ailleurs lorsqu’on en arrive à écouter le disque (hé oui !) à le recevoir en toute connaissance de cause. Il faut fréquenter Smile pour ce qu’il aurait pu être et pour son magnifique anachronisme. C’est un immense disque bizarre et un disque dont la qualité majeure est de n’appartenir à aucune époque. Pas plus 1966 que 2014 ou avant. Sa modernité repose aussi sur la façon qu’il a de résister à l’horodatage…
A ces réserves près, le livre de Pottier est un plaisir de gourmet et une lecture qui facilite grandement la découverte de cette œuvre à clés.