Le cinéaste Todd Haynes va tourner un documentaire sur le Velvet Underground. Déjà le film le plus fantasmé des deux prochaines années. Explications.
Guère surprenant d’apprendre que le prochain film de Todd Haynes sera un documentaire consacré au Velvet Underground. Moins surprenant pour l’inévitable intérêt du cinéaste de I’m Not There à l’égard de Lou / John / Moe / Sterling que pour un territoire n’ayant encore jamais été abordé dans sa filmographie : le New York warholien.
Car si la musique, et plus précisément le rock, irrigue le parcours cinématographique de Todd Haynes, celle-ci n’est jamais prise en tant que telle. La démarche est bien plus distanciée que banalement nostalgique. Qu’il filme les années glam ou tout un siècle dylanien, Haynes n’utilise la musique qu’à seule fin de poser un regard sur une période temporelle, une époque délimitée. La reconstitution n’est pourtant pas un enjeu important dans ce cinéma furieusement contemporain. L’œuvre du cinéaste pourrait tenir en deux mouvements, deux courbes qui se rejoignent : montrer un personnage qui se souvient jusqu’à totalement subjectiver des événements antérieurs, filmer ce personnage qui revisite un passé et voir en quoi son souvenir diffère ou non de l’époque actuelle.
Aucun film de Todd Haynes ne se situe au présent. Mais pas vraiment non plus au passé. Qu’il se plonge en 1983 (Safe), au début des années 50 (Carol) ou à leurs fins (Loin du paradis), durant les origines du glam rock (Velvet Goldmine) ou dans les années 30 (la série Mildred Pierce), le cinéaste « Re-Make / Re-Model » le passé (pour citer la chanson de Roxy Music) au seul nom d’un regard qui ne sait plus trop séparer le fantasme personnel des véritables faits historiques. Velvet Goldmine et Carol commencent de la sorte : un personnage replonge dans ses souvenirs, mais, loin du récit narratif attendu, la subjectivité filmée réinterprète, réassemble entre eux les éléments épars de la mémoire. L’enjeu de Velvet Goldmine se situait précisément dans son refus de reconstituer la scène glam 70’s pour inversement lui préférer un regard hybride, morcelé : Brian Slade s’inspirait du Bowie Ziggy mais ses compositions, en sus de ne rien devoir au répertoire du Major Tom, étaient composées, ici et maintenant, par des membres de Radiohead et Sonic Youth. De même, Curt Wild s’offrait comme une déformation d’Iggy Pop revu par des puzzles Lou Reed et Mick Jagger.
Sauf que Todd Haynes refuse le passéisme, certes, mais également le point de vue neutre face aux souvenirs de ses personnages. Le deuxième mouvement englobe cette œuvre dans une modernité fuyante : le cinéaste subjectivise la subjectivé de protagonistes en porte-à-faux avec leurs époques. Haynes utilise ainsi la marginalité de ses personnages pour chercher à comprendre en quoi le genre mélodramatique (très Douglas Sirk) ou l’avènement culturel contestataire des années 60 puis début 70 décrivent une époque contemporaine en manque de quelque chose. Car il est impossible de filmer en 2015 une romance aussi pure, aussi évidente, que celle unissant Carol et Thérèse (Carol) sans se poser la question suivante : le spectateur d’aujourd’hui est-il prêt à voir ou revoir ce qui l’émerveillait il y a soixante ou quarante ans de cela ? Et si oui, comment ? Avec quel regard ?
D’où, dans la filmographie de Todd Haynes, une utilisation en contrepoint de la musique. Cette dernière ne renseigne sur l’époque qu’avec un subtil décalage, une variation parfois infime. Dans Velvet Goldmine, les chansons écrites par The Venus In Furs (qui comprend Bernard Butler, Jon Greenwood ou Thom Yorke) ou Wylde Ratttz (Ron Asheton, Thurston Moore, Steve Shelley) résonnent glam ou punk Iggy, elles sont pourtant issues de l’année 98. Dans Safe, film de 1995 se situant au début du premier mandat Reagan, le score d’Ed Tomney se veut glaçant, cronenbergien, alors que l’époque montrée célèbre la vertu du corps sain, écolo, à l’abri des toxines. Plus insidieux encore, dans Carol, durant l’incroyable « séquence du tunnel », Todd Haynes révèle que la version de You Belong to Me par Helen Forster est ici « une version RnB obscure qui n’aurait jamais pu passer à la radio » (Cahiers du Cinéma n°718, janvier 2016). En plein dans l’époque, mais en différé.
Sauf que dans le cas du Velvet, il s’agira d’un documentaire et non d’une fiction intemporelle. Ce sera ainsi la première fois que Todd Haynes étudiera une histoire du rock, ainsi qu’une époque, sous la forme d’archives (imagine-t-on), sans pouvoir appeler Cate Blanchett afin d’interpréter Lou Reed (mais sait-on jamais). L’enjeu stimule l’esprit.
Les grands cinéastes américains de fiction redeviennent humbles lorsqu’ils tournent des documentaires rock (Jarmusch pour Neil Young et Iggy, Scorsese pour les Stones), inversement à des iconoclastes tels que D.A. Pennebaker (Don’t Look Back, sur le Dylan 65) et Godard (One + One, sur les Stones 68). Todd Haynes devrait logiquement se ranger dans cette seconde catégorie. L’entrée dans la sphère documentaire pourrait même constituer une étape importante dans son cinéma…
Photo : Velvet Goldmine (capture d’écran)