Les nantais de Fragments sortent leur quatrième long format en 9 ans. Un joli rythme qui ne saurait faire oublier qu’au final, à ce jour, depuis leur premier disque, Imaginary Seas en 2016 puis le départ du membre fondateur Sylvain Texier, parti sévir seul sous les noms de The Last Morning Soundtrack puis Ô Lake, le groupe semble avoir opté pour une ligne de conduite particulière, faite de projets conceptuels s’appuyant sur des œuvres visuelles dont il s’agit de donner une interprétation musicale. On se souvient de la très réussie collaboration avec le dessinateur Flobath sur Amasia et plus encore de la mise en musique de Fargo, le chef d’œuvre des frères Coen avec lequel ils ont sillonné le pays pour des ciné-concerts passionnants et un enregistrement sur disque qui le restait tout autant. Avec ce quatrième album, Delta City qu’ils sortent sur le label nantais Pyramids Records, ils remettent ça ; avec un choix plus surprenant.
C’est que si Fargo pouvait, on l’imagine, s’attirer les bonnes grâces d’un public un peu exigeant et curieux, tant musicalement que cinématographiquement, biberonné aux Inrockuptibles et à Télérama, le choix de monter un spectacle de ciné-concert puis d’en faire un disque sur les images de ce qu’on appelle à présent un blockbuster, Robocop en l’occurrence, peut sembler pour le moins désarçonnant. Sorti en 1987 et premier gros succès mondial du réalisateur néerlandais Paul Verhoeven tout juste débarqué à Hollywood où il allait enchainer avec les encore plus populaires Total Recall et Basic Instinct, Robocop n’a, de mémoire, confirmée par quelques recherches, pas soulevé un enthousiasme délirant chez les critiques de l’époque. Tout au plus, et ce n’est déjà pas si mal, lui reconnait-on un scénario soigné, une mise en scène efficace, des effets spéciaux primés au festival du film fantastique d’Avoriaz de 1988 et un propos sans doute plus intelligent qu’il n’y parait de prime abord sous couvert d’un film passablement violent. Ici, alors qu’à titre personnel on connaissait Fargo par cœur, on aborde Delta City sans la moindre référence explicite, ne serait-ce qu’au niveau de l’appellation des titres qui renvoient évidemment à des scènes emblématiques qu’ils illustrent. Alors, sans avoir vu le spectacle ni même un bout de bande-annonce ou de pitch à l’époque se pose forcément la question du lien intime entre l’œuvre de Fragments et celle de Paul Verhoeven. Comment aborder Delta City de façon totalement décorrélée de Robocop ?
Bien sûr, on a compris le principe : Fragments a bâti ces 12 titres autour du film, dans l’idée de les jouer par-dessus la projection de Robocop, à la manière d’un antique film muet. Mais ne nous y trompons pas : l’idée n’est certainement pas de récréer une bande originale mais bien de découvrir la façon dont le film a inspiré le trio. Dès lors, sans jamais avoir vu le film, on se laisse guider tout au long des 36 minutes de Delta City dans une atmosphère qui va suggérer plus que décrire, réinventer plus qu’accompagner. D’emblée, le premier constat est que Fragments s’est pour cet album entièrement converti à l’électronique. Une mue déjà bien engagée sur leurs travaux précédents mais qui pousse le groupe à n’utiliser ici que des instruments synthétiques et modulaires, troquant définitivement une batterie déjà largement remisée par des boites à rythmes et ne laissant subsister que quelques scories de guitares largement traitées. Ambiance 80’s garantie donc, de Vangelis à Jean-Michel Jarre en passant par leurs plus fidèles héritiers, Air et M83. On est ensuite frappé par la relative douceur du propos qui ne semble pas tout à fait coller à l’idée que l’on se faisait d’un film d’anticipation que l’on imaginait plutôt violent, brutal et sanguinolent même si Delta City parcoure des ambiances très variées, parfois effectivement plus inquiétantes.
Après une intro toute en douceur qui ne laisse pas présager de la suite (You Call This A Glitch?), Fragments va rapidement jouer sur des variations d’intensité, souvent d’ailleurs au sein d’un même morceau avec une première partie ambiant et une suite plus rythmée, ce qui laisse parfois planer sur la longueur une certaine tendance au stéréotype parfois regrettable d’autant qu’au fond, les morceaux sont plutôt formellement réussis et parviennent à nous emporter dans leur univers. Souvent sombre cet univers, comme l’ambiant drone un rien fantomatique qui fait penser à Boards Of Canada sur Flat Line ou des morceaux franchement plus inquiétants, sur lesquels une véritable tension devient presque palpable (Welcome To The Club, Primerose Lane ou Bob) alors que Directive 4 pourrait sans peine passer pour un inédit digne d’intérêt de Depeche Mode période Black Celebration. Sur I Never Missed A Game, un des ces morceaux tendus tenus par une rythmique puissante, on se retrouve à chercher un abri, pris sous le feu d’une guitare létale qui semble canarder en rafale.
Mais le plus souvent, Delta City recèle de morceaux qui, sous une apparente froidure, cachent en réalité des moments plus ouverts et lumineux qui n’incitent ni à la méfiance, ni à la bagarre. Old Mill ou Drop It! sont sombres mais pas forcément terrifiants et il s’en dégage comme une sorte de clarté salvatrice, une lumière d’espoir et de résilience dans un monde qui en manque cruellement. I’d Buy That For A Dollar devient même un formidable moyen de s’évader par deux ou trois pas de danse parfaitement exécutés entre deux missions quant à Murphy, I’m A Mess, superbe morceau ambiant, il prouve que Fragments aurait tort de se priver complétement de cette guitare vertigineuse dans son double registre, zébrant le morceau comme autant d’éclairs électriques tout en créant un cocon rassurant à coup d’arpèges gracieux. Enfin, dans ce concert électronico-éclectique, comment ne pas évoquer le formidable Don’t Touch Me, Man! sur lequel on verrait bien notre Robocop le coude à la portière de sa voiture de police filer à toute allure sur la highway nocturne, sa mission de pacification de Delta City achevée. Malheureusement, la chronologie ne semble pas coller et c’est en réalité et sans doute au-devant d’un paquet de problèmes qu’il se dirige.
Alors, faut-il avoir vu Robocop pour apprécier Delta City ? Si la question ne se posait de toute façon pas à titre personnel pour le précédent projet autour de Fargo, on n’aurait néanmoins pas parié qu’il serait aussi facile de dissocier les deux. Pourtant, Fragments prouve sans peine que le disque peut se suffire largement à lui-même car, passées quelques références manquantes qui constituent autant de clés de lecture absente du trousseau, rien n’altère véritablement l’immersion dans cette électro à la fois un peu vintage et résolument moderne. Au contraire, le disque, mutique et témoignant d’une forte personnalité permet de se construire sa propre expérience, son propre Robocop, peut-être pas aussi violent que l’original mais qui mettrait en avant d’autres aspect relevant plus d’une certaine dimension humaine, philosophique et éthique. D’autant que l’on sait maintenant qu’un monde se barrant en sucette et des robots humanoïdes dotés d’une intelligence artificielle, prêts à en découdre sur les champs de bataille ou pour maintenir l’ordre, ça n’est plus, près de 40 ans plus tard, tout à fait de la science-fiction.