Six mois après sa sortie, Heroic, le troisième album de 69, est toujours sur nos platines, indomptable et majestueux, preuve (s’il en fallait une) qu’on peut réaliser un album marquant avec un dispositif minimal. Sorti en décembre, il s’était glissé in extremis dans notre top albums 2016 mais nous aura finalement fait aussi le premier semestre de l’année qui suit…. L’impact d’Heroic a été récemment renforcé par la livraison sur youtube du court métrage réalisé par Pierre-François Gautier pour illustrer le morceau titre de cet album granitique et visionnaire. Sur une histoire écrite par les membres du groupe, le petit film est sidérant, évoquant pêle-mêle le naturalisme de Pasolini, les couleurs de Buzatti et les figures résistantes de Burroughs. Epuré, sec et sombre, Heroic est un album né littéralement par accident et en famille. Sacha, le fils d’Armand Gonzalez et Virginie Petaivi, est le héros magnifique de ce titre somptueux et qui semble résister aux éléments comme à l’air du temps.
L’occasion était trop belle de poser 1001 questions à Armand Gonzalez qui nous a répondu en short, depuis Valras, avec l’intelligence et la spontanéité qui caractérisent la musique du groupe. 69 est une affaire musicale, une affaire de couple, une affaire de normalité anormale, une façon organique de respirer la musique et l’indépendance par tous les pores. Quand d’aucuns s’interrogent sur le devenir de la musique, sur ses évolutions, sur la cruauté darwinienne du music business, Armand Gonzalez et Virgine Petaivi ne donnent de leçons à personne mais mettent en application depuis plus de vingt ans, ce qu’ils ont toujours fait : jouer pour vivre et vivre pour jouer. Modestement mais avec une efficacité redoutable, appliqués quotidiennement à défaire et à détricoter les règles d’or du rock. La musique de 69 à force d’être punk, rock, indus, post-machin chose, sexuelle et électro est devenue singulière et unique. Le fantôme d’Alan Vega rôde toujours quelque part. On pense à Jerry Lee Lewis, à Alex Chilton, à David Thomas de Pere Ubu, à Ian Svenonius et à tous ces électrons libres de l’histoire du rock qui, morts ou vifs, restent impossibles à caractériser autrement que par leur tempérament et leur farouche autonomie.
69 est l’histoire de deux vies qui jouent de la musique, de deux vies qui se transforment en musique au gré des passions et des époques. Ensemble si possible et sans se retourner, les vies-musiques évoluent et surfent sur le quotidien en foulant au pied l’ordre du monde. D’aucuns appelaient cela le punk il y a très très longtemps. L’attitude n’a plus guère de nom dans la Macronie triomphante. Elle n’a même pas de prix, juste une valeur d’échange qui se négocie très haut sur les marchés clandestins, les bourses aux disques et les galeries de souvenirs. 69, la position du héros debout. L’été érotique ? A d’autres…
Heroïc, l’album ?
On a mis six mois pour composer cet album. Il est sorti en décembre. Nous l’avons rendu en septembre pour le mastering. Généralement, on laisse toujours un an à un an et demi entre deux albums. Cela permet de se vider la tête, de se régénérer. Quand tu enchaînes les projets, tu as tendance à être sur la même dynamique de composition et tu te retrouves avec un album de faces B….
Minimalisme ?
La première chose qu’on s’est dite quand on est rentrés en studio, c’est qu’il fallait qu’on réduise les instruments. C’est déjà le cas sur le 1er et le 2ème. Il y avait 2 ou 3 claviers, 2 ou 3 boîtes à rythme. On a remué, ça a donné ces deux albums. Quand on a voulu faire ce troisième album, ce qui n’était pas certain, on n’était plus du tout dans cette optique là. On a décidé de réduire au maximum. On a choisi un clavier Moog The Rogue, des années 80, sans préset, sans mémoire sans rien et notre fameuse SER 78 de Roland et puis la baryton de Virginie qui nous permet d’enregistrer beaucoup de choses. Elle a fait tous les albums de Sloy en partie. Il fallait se fixer sur des instruments sans programmation, ce qui veut dire que quand tu finis le soir et que tu reviens le matin, il n’y a plus rien. Tu dois retrouver tes réglages. On travaille dans une sorte de laboratoire. On tourne des boutons, on regarde ce qui nous excite. L’idée c’est de prendre du plaisir dans la contrainte. Ce n’était pas gagné. On peut faire des morceaux, chier des morceaux à la pelle, faire un album par semaine, c’est pas compliqué mais ce qu’on veut c’est faire un album qui, quand on se retourne dessus dix ou quinze ans après, ne nous fasse pas honte et nous ressemble. Ca prend du temps de réfléchir à tout ça.
Heroic, le morceau
Le premier morceau qui a commencé à fonctionner nous a mis sur la piste. La mélodie était bien. Harmoniquement, nous voulions trouver des accords mineurs dérangeants alors qu’il y a juste une baryton qui est en mesure de faire ça et un Moog monophonique. Sur le Moog, tu ne peux pas rajouter d’harmonie qui te rend l’ensemble plus joyeux ou mélancolique. Tu ne peux jouer qu’une note à la fois. Heroic a été notre premier morceau. Il nous a fallu chercher pas mal pour tomber sur cette mélodie. Les autres n’étaient pas assez dérangeants, ne touchaient pas à l’os. là, on y était.
L’inspiration dans le cinéma, les autres objets culturels ?
C’est assez bateau de dire qu’on s’inspire de films ou d’expo. Mais c’est naturel. On pioche à droite à gauche et on ne sait pas comment ça ressort. Ce qu’on aime, c’est le côté esthétique, le fait de démarrer et de ressortir dans une forme d’unité. Le côté musique crossover ou en fusion est quelque chose d’intéressant mais ce n’est pas quelque chose qui marche pour nous. On a tendance à rechercher une identité esthétique unique et propre. C’est plus facilement identifiable pour nous et pour les gens. C’est comme lorsqu’on prend une photo. Il faut rendre l’instant.
Tu parles d’un univers complet. C’est exactement ça.
Heroic, album politique ?
Non. Pas du tout. On s’intéresse beaucoup à la politique, au monde mais là non. La seule chose en vieillissant qu’on apprend sur tout ça, c’est qu’on s’en détache peu à peu et qu’on perd confiance complètement en la politique. Et cela nous renforce dans le fait de créer notre monde, de développer des relations avec les autres qu’on aurait pas créées avant. Ce monde qui nous entoure et n’est pas toujours fun, on essaie de le retourner pour en faire quelque chose qui tourne à notre avantage et qui devient plus hospitalier.
L’accident de voiture
Heroic est le premier morceau qu’on a décidé de garder. C’était en mars. Et puis début avril, nous avons eu un très grave accident de voiture. Un vieux sous cachets nous a coupé la route sur la départementale. On l’a percuté à 90 km à l’heure, Virginie, Sacha notre fils et moi. On s’en est sortis miraculeusement. A quelques centimètres près. Il n’y avait plus dans la voiture que la place de nos corps. Cela nous a énormément marqué. Il nous a fallu un mois pour nous en remettre physiquement : fracture du sternum pour moi, cervicales pour Virginie, genou pour Sacha. Entorses, nez cassé. Quand on est revenu, on a retrouvé nos instruments et on s’est rendus compte que les choses avaient changé et que nous étions encore sous l’influence de ce qui s’était passé. Continuons cet album et il va en ressortir un truc. On était complètement imprégnés de cet accident, de la mort. On a décidé avec Virginie de faire le court métrage pour évacuer, dont l’acteur principal serait notre fils Sacha. On lui a expliqué. Il a 12 ans. Et c’était parti.
Le couple dans la musique ?
C’est difficile de répondre à cette question. Je ne sais pas l’expliquer. Avec Virginie on se connaît et on est ensemble depuis l’âge de 17 ans. Les choses sont imbriquées comme ça et je ne suis pas capable de l’expliquer intellectuellement. On fait de la musique. C’est naturel. Chacun trouve sa place. Autant on est capables de faire de l’archéologie psychologique, autant là ça marche depuis tellement de temps qu’on ne se pose plus la question. L’important est qu’il n’y ait pas de tension et il n’y en a jamais. Juste de l’attention. On se soutient mutuellement quand on en a besoin, musicalement et ça fonctionne à merveille.
Béziers ?
On vit à Valras et on ne va jamais à Béziers. Plus souvent à Montpellier. Pas du tout, même si c’est une belle ville. Après il y a quelque chose depuis toujours qui nous angoisse. Ce côté replié sur soi, un manque de curiosité incroyable. Il n’y a pas que ça mais c’est une ville sans demie mesure : tu as soit des bas du front culturellement parlant, soit des gens vraiment au-dessus du lot, très intellectuels, que tu ne trouves pas ailleurs. C’est un peu comme notre musique : tu prends ou tu prends pas. Et bien, pour Béziers, c’est ça. Notre musique est assez communautaire. Béziers est très communautariste. On n’a pas le choix, tu prends ou tu prends pas.
La Bretagne ?
On est partis en Bretagne car il était impossible de faire ce type de musique ici à Béziers, dans le Sud de la France. Avec Sloy. Ici si tu veux jouer dans les bars etc, tu es obligé de faire des reprises. Quand on est arrivés en Bretagne, si tu fais des reprises, tu n’as pas le droit de jouer. Tu dégages. Tu es obligé de faire des compos. Si tu bois des bières en écoutant un groupe qui joue ses propres morceaux, c’est qu’il y a une ouverture d’esprit particulière. Et puis on est revenus dans le Sud parce que Sloy c’était fini. On a gardé nos contacts. On est attachés au Sud et à cette vie agréable qu’on a ici. Là, je fais l’interview en short devant mon ordinateur. La porte est ouverte et il fait un temps incroyable. Pas un pet de vent. On a une vie extrêmement relax. Pas besoin de gagner énormément d’argent pour vivre très bien. On a une vie très simple. J’ai une petite école de musique dans un petit village à côté. J’ai 35 élèves. Ce n’est pas rien. On fait beaucoup de cheval en famille. C’est pour cela qu’il y a un cheval dans Heroic. Ca se passe sur un petit terrain sauvage, un territoire proche de la mer. Ca en surprend plus d’un mais c’est notre vie. On y est tous les deux jours, à faire des balades au bord de la mer.
La vie quotidienne
Je suis aussi DJ de mariage. Je fais ça depuis des années. C’est ma thune à moi. Pendant l’été notamment. J’ai des copains photographes qui font des photos magnifiques pour de super magazines et qui à côté font de la photo de mariage pour vivre. Chacun son truc. C’est bien payé pour balancer de la musique commerciale. Virginie vend pas mal de choses. Elle recycle des trucs, qu’elle transforme, des disques. Popsac cela s’appelle pour la partie sac. On se débrouille ainsi et puis on a toujours des chèques de royalties qui rentrent de temps en temps. Ca permet d’agrémenter l’ordinaire. On n’a pas de questions matérielles très élaborées.
Votre fils ?
Il a 12 ans maintenant. Il a toujours vécu dans un univers de musique. Il a toujours vu les guitares et il prend des cours avec moi depuis des années. Il est né là-dedans et c’est devenu un très bon guitariste. Voilà.
Sloy ?
On a décidé de ne pas répondre à ces questions avec Virginie. Pour la simple et bonne raison qu’on n’arrive pas à s’en détacher. Ce n’est pas de l’aigreur ou de la nostalgie mal placée. Il faut se rendre compte que cela fait 18 ans que Sloy c’est fini. C’est le 3ème album de 69. 18 ans qu’on n’a pas rejoué un seul morceau. Cyril (Bilbeaud, troisième homme de Sloy) on a dû le croiser 5 minutes pendant cet espace de temps. On ne se voit plus, on n’échange plus. C’était une autre vie pour nous. C’était à Rennes, une autre époque. Quand on parle de 69 et qu’on tombe sur Sloy à la question suivante, cela nous agace un peu. On préfère ne pas répondre plutôt que d’être frustrés. On comprend qu’on a marqué les gens. Cela fait 7 ou 8 ans qu’on devient « mythiques » ou je ne sais pas quoi, alors que personne ne nous en parlait jusqu’à 2010. Il y a un truc bizarre qui entoure cette époque mais on est très détachés de ça. C’était une autre vie. Et cette vie est morte. Notre musique est totalement liée à la vie qu’on a et nous n’aurons plus jamais celle-là. Le mieux est probablement de faire une interview de Sloy qui ne parle que de Sloy. Mais pas une interview de 69 qui parle de Sloy.
La scène ?
On ne joue pas beaucoup. On se donne des périodes de jeu en fonction de notre emploi du temps. Ce n’est pas une priorité chez nous. On le fait avec plaisir, comme une sorte de bonus. Y compris financièrement. On essaie de choisir des dates qui nous apportent quelque chose, avec des gens qui veulent bien nous accueillir. L’idée c’est de ramener quelque chose d’intéressant à la maison. On n’a pas toujours le temps d’être dispos.
Le prochain disque ?
Oui, on fera probablement quelque chose. On fonctionne à l’envie. Ce serait facile techniquement et artistiquement de refaire un truc dans le genre d’Heroic mais il faut savoir s’arrêter. J’aime bien comparer la musique à la photographie. Tu as pris une photo et tu l’adores, alors tu essaies de la reproduire, de rejouer les effets une semaine plus tard. Tu mets le nez dans Photoshop et tu mets le nez dans ceci. Tu fais une pause. Tu essaies de retrouver mais ça n’est plus jamais pareil. Il faut accepter le moment présent. Rien ne sera plus excitant que de reconstruire ou déconstruire ce qu’on a fait avec un autre centre d’intérêt, un nouveau projet. Je ne vais pas te dire qu’on va avoir un nouvel accident de voiture mais cet accident nous a propulsés autre part. Il faut accepter que les choses viennent. Et si on n’a rien à dire dans quatre ou cinq ans et bien, on n’aura rien à dire. On fera autre chose. l ne faut pas faire pour faire.
D’autres projets ?
J’ai un projet sous mon nom. Un projet où je vais jouer dans des lieux détruits. Il faut aller sur le site urbexsession. Tous les lieux abandonnés en France, à l’étranger. Un projet guitare. Je voudrais vraiment avec ce projet retrouver les plaques que j’utilisais dans Sloy, des sons très réverbérés (Note SBO : A l’époque de Sloy, Armand était réputé pour insérer des plaques d’alu derrière les cordes, ce qui donnait un son vraiment particulier à son jeu de guitare). Enregistrer le morceau dans la pièce ou l’atmosphère de chaque endroit. Je suis en train de répertorier des lieux, de regarder quel matière on peut installer où, pour que ce soit rapide. M’installer, m’en aller ? Saisir un morceau, quelques images. C’est ce qui m’excite pour le moment.
Dans 10 ans ?
Quand tu as 45 ans, tu essaies de vivre le mieux possible par rapport à son âge et à l’époque à laquelle tu vis. On essaie toujours de garder le souvenir selon lequel quand on était ado tout était formidable, même si les parents faisaient chier et ça bougeait, les filles, les garçons, même si c’était compliqué. On en garde un bon souvenir de liberté. Pareil pour la période Sloy, c’était super. La période qui a suivi après aussi. Quand un enfant arrive dans ta vie. Il faut accepter chaque période comme elle vient. Pour cela, il faut y réfléchir un peu avant et gérer les frustrations. Autour de nous, on voit les gens qui ont du mal à gérer ces frustrations. C’est ça qui les mine. Avec Virginie, on a cet avantage de se connaître depuis longtemps et de s’entraider pour aborder ces moments-là, pour y réfléchir ensemble. Cela fait 28 ans. On se connaît depuis l’âge de 11 ans. Vieillir en tant que musicien, c’est aussi vieillir dans sa vie.
La musique ?
Oui, on en écoute toujours autant. Nos vieux machins surtout ! C’est évidemment un peu différent quand tu écoutes de la musique depuis l’âge de dix ans. C’est inévitable. On ne peut pas s’exciter pareil sur un nouveau groupe de garage même si c’est super bon ce qu’ils font. Après l’émotion n’est plus la même que ce qu’on a pu vivre avant. Alors, quand on a vraiment envie de revivre des émotions, si je prends l’exemple du garage, on se remet un bon Oblivians. Je suis un gros fan de dub, de cha cha cha et j’ai ramené pas mal de disques des Etats-Unis. La musique permet de voyager dans le temps, le nôtre…
NB : ce concert des Oblivians a été donné au domicile d’un de leurs amis qui venait d’avoir un accident de voiture….