Les suivre ou pas ? Maintenant que les refrains, les mélodies et les guitares ont disparu ? Les suivre ou pas ? C’est la question qui se pose à l’écoute de ce troisième album de Black Midi. L’évolution des Londoniens relève-t-elle du coup de génie ou de l’imposture ? Si l’on se fie à notre oreille, la réponse ne fait pas de doute : Cavalcade marquait un entre-deux déjà stupéfiant que Hellfire vient éclaircir, augmenter, dépasser en intensité et en folie furieuse. Le groupe de Geordie Greep accouche d’un troisième album passionnant, enivrant et qui ouvre à lui tout seul un horizon nouveau pour le rock. Les groupes pionniers se contentaient jusqu’ici de faire avancer l’Histoire et d’essayer de fusionner les genres. Black Midi s’affranchit de la flèche du temps, refuse de voyager de manière linéaire et fait exister sa musique à travers les époques.
Hellfire n’est pas seulement un dépassement du rock à guitares par la voie du jazz et des musiques électroniques, il réconcilie les genres ET les âges en empruntant à la pop baroque et burlesque (Still), au hip-hop et à la poésie (Hellfire qui marie The Streets et John Cooper Clarke dans un spoken word terrifiant), au rock progressif, au rock psychédélique, au jazz et au math-rock (Sugar/Tzu). L’expérience proposée par Black Midi sur ce disque est plus radicale et totale que tout ce qu’on a entendu jusqu’ici. Elle s’avère également d’une richesse époustouflante à travers un récit incroyablement aventureux et référencé. On prendra pour exemple l’immense morceau qu’est Eat Men Eat, chanson pop folk réellement extraordinaire qui se tranforme trois ou quatre fois et fait penser à la folie et à la démesure d’un voyage maritime piqué à Conrad ou aux Cités de la Nuit Ecarlate de William Burroughs. La charge spectrale du Capitaine est une tuerie qui fait penser au Naked City ou au Painkiller de John Zorn et Bill Laswell.
As we ran, arm in arm, from the burning crater
Captain’s screams echo
You fucking faggots ain’t seen the last of me yet
I’ll have the last laugh, you cunts, soon you’ll see
Each day you wake, and each night you sleep
I’ll be camped in your chests, burning!, burning!
But we kept running, turned our backs on old hell
With wine in our hearts, hailed as saviours of new
Le départ de Matt Kwasniewski-Kelvin, le principal guitariste du groupe, a contribué à recentrer la musique de Black Midi sur la relation entre le chanteur et la force motrice n°1 du groupe qu’incarne la batterie insensée de Morgan Simpson. C’est cette dernière qui souvent chez Black Midi anime les débats et constitue le principe de toute chose. Simpson est probablement à ce jour l’un des meilleurs batteurs du monde. Il est rapide, virtuose, métronomique, précis et lâche à la fois. Chaque roulement est une leçon qui cadence les morceaux comme il se doit mais les propulse littéralement à un stade plus avancé. Sur Hellfire, la batterie/cadence et la « narration » proposée par Greep nous emmènent dans une sorte d’opéra fantastique où l’on croise des marins, des soldats (Welcome To Hell) au travers d’une odyssée post-coloniale qui renvoie autant à Burroughs qu’à l’anglitude absolue d’un Kipling. Il est impossible de ne pas s’appesantir sur les racines littéraires d’un disque qui, par sa force et sa théâtralité, évoque assez directement les grands cycles narratifs proposés par les Who ou les Kinks, mais aussi par Brian Wilson (Still) ou Kurt Weill et son Opéra de Quat’Sous, en passant par les développements savants (et chantés) d’un Alan Moore sur sa Ligue des Gentlemen Extraordinaires (le cycle de Pirate Jenny). Les textes sont conséquents, fascinants et proposent un vaste réseau de renvois vers des supports radio, des livres, des lectures ou des référents pop qui donnent au disque une puissance intertextuelle redoutable.
Un disque n’est pas un livre cependant. Il ne suffit pas d’aligner les bonnes idées en nombre pour faire un album. Hellfire marque une évolution dans l’approche du groupe qui passe par une forme de domestication des emballements et un énorme travail de discipline. La matière première entre souvent en fusion mais suit un canal narratif qui la transcende et « corrige » la fracturation extrême qui rendait Schlagenheim, difficile à aimer sans restriction, et Cavalcade, à écouter avec un plaisir sans réserve. Ici, Hellfire est une proposition opératique géniale et qui offre quelques temps de repos sublimes, nichés au coeur du texte. On pense à la séquence magnifique qui referme The Race is About To Begin et au non moins splendide Dangerous Liaisons, qui mêle un morceau parfait à la Divine Comedy et des influences cabaret exotiques obscures. Le titre évoque une rencontre incroyable entre un fermier et le diable, pour lequel le type accepte de tuer un être humain. On peut sourire de la situation et des ambitions démesurées du groupe mais Black Midi déploie une telle maîtrise de ses effets qu’on ne peut pas résister à la force et à l’harmonie infinies qui se dégage de cette musique.
Cette partie du disque évolue comme en apesanteur dans un univers qui renvoie autant à Sinatra qu’à la pop ailée des années 70. Greep chante comme Frank et Nancy réunis dans un même corps/gosier, brouillant les pistes sexuelles et les signaux. The Defence est une chanson de bordel grandiose et qui achève de transporter l’album dans un registre surréaliste, fantastique et camp qui évoque Neil Hannon, Scott Walker mais aussi Sufjan Stevens, les Antlers ou encore l’absence de limites des meilleurs Sparks. La voix de Greep s’impose sur la seconde moitié du disque comme un instrument kitsch et pop susceptible d’emmener les pièces du puzzle où elle le souhaite. La sensation de légèreté est alors absolue, culminant dans un final nonsensical/absurde et extravagant qui relève (on le concède) presque de la caricature. Black Midi conclut son histoire par un tour de passe-passe, un brin décevant, puisque toute cette affaire se révèle avoir été une pièce de théâtre ou une fiction complète. On passe de Burroughs à Broadway en l’espace d’un instant tandis que le héros Freddie Frost se dégonfle comme une baudruche en prononçant son testament sur scène. 27 questions enlève toute gravité à un disque/groupe que l’on aurait aimé plus violent et décisif (sur son dernier tiers) mais doit être salué pour son courage, la surprise qu’il procure et la détermination dont il fait état à suivre son idée fut-elle différente de celle qu’on aurait aimé voir/entendre.
L’avenir dira si ce Hellfire, qui se termine en apothéose du théâtre victorien, avec des leurres, des crinolines et des perruques fin de siècle, vieillira aussi bien qu’il nous laisse pantois aujourd’hui. Il n’en reste pas moins, pris en l’état, une oeuvre incroyablement accomplie, déroutante et unique en son genre. On tient là l’un des grands albums déviants de cette année 2022 et le premier grand grand disque du groupe le plus excitant de la planète.