69 / Heroic
[Le Turc Mécanique]

9.3 Note de l'auteur
9.3

69 - HeroicOn pourrait se contenter de dire que ce troisième album de 69 (via Le Turc Mécanique) est à l’image de sa pochette et s’arrêter là. L’élégance, la rage, l’épure, la jeunesse, l’audace, la simplicité en noir et blanc et en même temps l’intensité révélée de l’instant qui jaillit sans monstration, ni volonté de flatter le bourgeois. Il arrive de temps à autre qu’une pochette soit si marquante et tellement signifiante qu’elle parle d’elle-même. Ce qui enlève, d’une certaine façon, à la nécessité du commentaire. L’enfant au fusil qui irradie sur la pochette de l’album Heroic est tiré d’un court métrage conçu par Virginie Peitavi et Armand Gonzalez pour illustrer, précéder ou suivre, l’album. Le disque est sorti début décembre. Le court métrage sera rendu public en janvier. A défaut d’avoir vu ce dernier, on peut s’amuser à faire comme si et prendre le disque pour ce qu’il est : un disque, mais surtout l’un des deux ou trois albums les plus passionnants et stimulants de l’année 2016. Autant dire, vue l’année qu’on a eue, une merveille.

Après deux albums épatants mais pas nécessairement révolutionnaires (encore que…), Heroic marque un pas de géant dans l’évolution du (désormais) duo Gonzalez/ Petaivi. Si la notion de disque important valait deux cacahuètes prononcée à chaud, cet album en vaudrait trois ou quatre cornets. La batterie est évacuée, laissant le groupe dans sa plus simple expression : ses guitares, sa machinerie vintage, la voix d’Armand et des trésors d’imagination. L’utilisation d’instruments probablement nés dans les années 80, des réverbs et des filtres convoque dès les premières mesures un univers référentiel où domine la figure crépusculaire de Suicide mais où l’on peut retrouver aussi des traces de proto-punk électronique, de musiques pré-post-industrielles expérimentales diverses ou d’un « on-ne sait-trop-quoi » singulier et dérangeant qui secoue l’oreille en mode alternatif chez les grandes expérimentateurs historiques que sont PIL, Pere Ubu ou encore The Screamers ou les Solid Space.

Heroic est un album dense, cohérent et compact. Les huit pistes sont emballées contre l’air du temps en moins d’une demie-heure de musique solidaire et tenue à la colle forte en un monolithe sombre et tranchant comme de l’obsidienne noire de contrebande.

The Hanged Man/ Sounds of Dust : L’album démarre avec un The Hanged Man tribal et dont la fausse rythmique semble monter du fond des âges. La première minute installe une ambiance étouffante  et claudicante que vient confirmer un chant qui rappelle la mélodie vocale de John Lydon sur Bad Baby. L’intensité est identique, le mélange d’intelligence et de brutalité semblable, la capacité à créer la gêne à peu près similaire. Le morceau installe l’album dans une sorte de western post-apocalyptique où l’on croise des figures venues des garçons sauvages de Pasolini et Burroughs, des ados fugueurs au désert australien et des cowboys/employés essorés. La cadence débonnaire du pendu rappelle les ambiances de fin du monde ironiques de Sergio Leone et des westerns spaghetti. On voit voler les vautours au dessus des châteaux d’eau désaffectés, on sent la gomme qui crame dans un monde sans pétrole. Sounds of Dust, qui suit, renforce cette impressionnante installation sonore. Le morceau prend son temps, suspendu à un goutte à goutte terrifiant joué à une note et à une voix nue mais suffisamment puissante pour faire rouler les buissons dans l’air sec du désert ou balayer la plaine d’herbes hautes. Il faudra voir le film pour savoir  où l’on se situe mais la force d’évocation de ces deux morceaux d’ouverture est sidérante.

Les Spectres Libres / Les jeunes êtres : Le troisième titre (qui répond en écho instrumental au dernier) fait charger les fantômes. On survole le territoire à partir de quelques notes organiques qui font penser à des chutes (de studio) des cassettes de Raudive ou aux étranges travaux des Suédois de Negru Voda. Ce qui  ressemble à un simple interlude n’en est pas un et laisse entrer dans le territoire sonore une étrange matière sombre chargée de spiritualité. On retrouvera ce même sentiment d’élévation et d’accès aux traces d’un passé disparu dans le dernier titre, intitulé les Jeunes Etres. Alors que la charge émotionnelle véhiculée par le premier morceau est pesante et triste, la séquence de fin marque un allégement et une espérance portée. L’horizon s’éclaircit sans être radieux, mais la touche finale est grise au lieu d’être noire. L’inquiétude reste présente mais comme soulagée de sa peine.

Heroic/ Shadows And Rifle : Les deux morceaux constituent le coeur de l’aventure. On peut écouter cet album comme on regarderait un film de genre, comme on lirait un pulp ou un vieux roman d’aventures. On peut le prendre aussi comme une symphonie classique. Et c’est ici que tout se passe : le drame, l’insurrection, la levée de boucliers. « Everyday is gonna be my last« , chante Armand Gonzalez à l’entame de Shadows and Rifle, situant explicitement les enjeux. Sur Heroic, l’homme âgé et aveugle voit de nouveau. Le rythme est toujours sinistre mais à l’échelle du disque, les deux titres font figure de pièces uptempo. L’ambiance est celle d’une lutte finale, comme perdue d’avance et résignée. Nous n’aurons même pas droit à un duel, même pas droit à une discordance. L’emballement du coeur qui bat sous le chant est à la fois touchant et arythmique. L’énergie exprimée sur Heroic est dissipée quand s’ouvre Shadows and Rifle, condamnant le narrateur à la fuite. Ce titre aurait fait un malheur dans le Dead Man de Jarmusch. Gonzalez chante comme un David Bowie revenu d’entre les morts, le Bowie en miettes qui précède la naissance d’Aladdin Sane. L’album entier prend alors l’allure d’une virée crépusculaire, agitée de jeux d’ombres et de jeux de dupes que l’oreille doit détromper.

One Eyed Boy/ Black Crate : Heroïc s’enfonce avec ces deux morceaux dans un terrain de légendes. La balade se poursuit en traversant un bestiaire exotique qui fait penser aux voyages ténébreux (et post-apocalyptiques) de Mc Carthy ou Bordage. Le personnage du borgne (One Eyed Boy) fait écho aussi bien à la solitude dégénérée de Delivrance qu’aux cyclopes originels ou aux versions géniales de Billy The Kid qui apparaissent chez Burroughs. 69 parle d’un monde qui n’existe plus ou qui n’existe pas encore. L’impression de désolation est vertigineuse, comme si le monde était tout entier suspendu, après la chute, à une (ou deux) corde(s) de guitare de Virginie Peitavi. L’ensemble chemine sur une ligne de crête étroite et inhospitalière. Black Crate s’ouvre comme on arriverait devant un palais des mille et une nuits, après une longue dérive, avec ses motifs arabisants qui rappellent le Flowers of Romance de PIL. La dernière minute du morceau est particulièrement hypnotique, singeant par la musique le rituel ténébreux d’un charmeur de serpents ou la ronde folle de derviches cinglés. Derrière la froideur mécanique, on sent l’épice des instruments électroniques, le jeu des mains qui règlent et dérèglent les boutons, des brosses qui font dérailler les pistes. Heroic a beau être un album glacial et noir comme l’époque, qu’on peut rattacher (pratiquement) au post-punk, voire à la cold wave, l’approche musicale du duo, rétro-technologique, lui confère une chaleur presque réconfortante.

Etrangement, mais pas paradoxalement, la froideur résonne partout comme une affirmation d’humanité et une aspiration à renouer un contact chaleureux avec la vie qui reste. C’est cette humanité enfouie, cette émotion interstitielle qui fait de ce disque monstrueux une oeuvre aussi aboutie et riche. Par sa texture, par son mode d’élaboration, par sa mise en sons, la musique de 69 dépasse le cadre ou le genre musical dans lequel elle s’énonce. On suppose que le duo, parce que c’est ainsi qu’il pratique, ne s’est pas engagé dans un tel album à la légère. On ne sait pas si son ambition était ou pas de faire dialoguer les contraires ou de rendre compte des tensions entre les mondes (sensible/rationnel, électronique/organique, matériel/spirituel, social/solitude,…) mais il y est parvenu.

Heroic n’est pas l’album le plus sophistiqué, le plus engageant, accessible, ou emballant de l’année mais c’est sans nul doute le plus intelligent, le plus fascinant et le plus richement cohérent.

69 – Heroic

Tracklist
01. The Hanged Man
02. Sounds of Dust
03. Les Spectres Libres
04. Heroic
05. Shadows and Rifle
06. One Eyed Boy
07. Black Crate
08. Jeunes Etres
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