On suivait d’assez loin depuis quelques années les travaux d’arrangeurs et d’illustrateur sonore de François Clos dont on avait pu croiser le nom sur France Culture ou ailleurs. C’est donc avec une certaine curiosité, pour l’instrumentation et l’expérimentation, qu’on est entrés dans ce Naufrages vigoureux et audacieux, premier album d’un groupe fourni (on compte une douzaine de collaborateurs sur la pochette) et qui signe son œuvre sous le nom de Précipité.
Le groupe se définit lui-même comme krautrock, genre fourre-tout qui ne donne pas beaucoup d’indications sur ce qu’on va écouter mais qui renseigne sur la capacité de cet ensemble à produire une musique intrigante et rétive à la classification. On trouve de fait un peu de tout (presque tout à vrai dire) ici : du violon, des cuivres, de la basse, de l’électro et des percussions. La musique de Précipité sonne comme un grand orchestre post-rock, lancé dans un grand écart qui irait du jazz au shoegaze en enjambant les frontières pour produire un mezzé musical assez fascinant et foutraque.
La première pièce (il y en a 9) dépasse les quinze minutes et se divise par le milieu en deux parties : l’une rappelle les chaleureuses soirées de l’écurie Tzadik Records entre jazz-rock juif et fiesta new-yorkaise; l’autre est plus marquée par le rock progressif et le rock tout court, quelque part entre Mogwai un soir de mariage et le Petit Ensemble de Clichy. On se fout sur celle-ci du chant comme de sa première chemise et on est emmenés, sans trop y réfléchir, dans des péripéties suggestives (le titre Transmission ne nous donne aucune indication) tout à fait passionnantes. Le titre suivant, Polaire, est plus « contemporain » au sens où il déroule une recette math-rock et post-rock plus traditionnelle dont la principale originalité repose sur un chant en français, politique et poétique, qu’on a tout de même un peu de mal à extirper du brouhaha d’ensemble. Si on a rien contre l’idée de placer le chant au second plan, on éprouvera ici ou là le petit regret de devoir tendre l’oreille pour comprendre de quoi l’on cause, ce qui est toujours frustrant lorsque la musique s’énonce en français.
Précipité produit une musique qui semble se rattacher à quelques grandes chapelles du passé. On pense au rock sophistiqué de Superflu pour le texte et le chant affecté ou à la légèreté mélodique des Occidentaux. Sous cette ombre franco-française, appliquée et évanescente, artisanale et parfois souffreteuse, le groupe développe en revanche une musique ample et puissante, aventureuse et foisonnante qui repose sur l’excellente technicité de ses interprètes. Le rapport des parties (la voix/le son) produit un tiraillement évident et une sorte d’étrangeté électrique comme si l’un poussait dans un sens et que l’autre freinait. Flux est un morceau qui porte bien son titre. Il suggère l’écoulement d’un fluide dont la course serait toutefois contrariée et en tout cas pas si homogène que l’on pourrait croire. Dans ce Naufrages, on aime la manière dont la matière résiste, les grumeaux, les aspérités et les points de résistance sur lesquels semblent se heurter les progressions instrumentales. La musique hoquète, hésite, contourne un obstacle et se répand dans un mélange d’assurance et d’écho brouillon. Réseaux évolue dans un sous-genre jungle qui constitue encore une autre proposition tandis qu’avec Pleine Vitesse, le groupe virevolte dans un mélange de pop orchestrale, d’orchestre d’avant-garde qui rappelle pas mal les épiphanies de Black Midi.
Comme chez les Anglais, Précipité crépite en format rock (Stop), foisonne, s’égare et retombe le plus souvent sur ses pattes. On est presque surpris/déçus lorsque, sur Carcéral, la composition s’assagit et se contente de faire un peu de bruit pour rien, ou lorsque, sur le magnifique Blanc elle pose au sacré. Naufrages n’aime rien moins que les lignes droites. C’est un disque qui fait des boucles et des ronds dans l’eau, un disque qui lance des répliques dans toutes les directions, en cercle et en spirale. On peut y perdre la tête et ne plus savoir en définitive dans quel sens on doit écouter tout ça, ou au contraire, aimer s’abrutir et danser en se tordant les chevilles. Le final Conduit est peut-être bien notre titre préféré. La composition est solide et précise jusque dans sa manière de passer du rock à l’âne. Les cuivres se battent au sabre laser avant de se faire ratatiner la gueule par une batterie qui met brutalement fin à la discussion. Voilà une bien drôle d’idée du jazz punk, du post bidule machin chose, qu’on aurait du mal à recommander à ceux qui aiment les plants de poireau bien alignés mais qui nous emmène dans un voyage aussi rare qu’exotique.
La seule chose qu’on n’aime pas dans ce disque, c’est son titre qui donne l’idée qu’on aurait affaire ici à un truc gothique et sombre alors que ce Précipité est moussu, baveux et chaleureux comme un baiser volé.