David Thomas par Imara

L’Ohio est décidément une terre fertile d’excentriques créatifs et marginaux. Devo bien sûr, comme évoqué précédemment, mais avant Screamin Jay Hawkins, Scott Walker, et à la même époque les Cramps, les Pagans et Pere Ubu. Pere Ubu, dont je tiens à célébrer la mémoire de son chanteur, David Thomas.

Celui qui se faisait autrefois appeler Crocus Behemoth a rejoint Peter Laughner, héros underground au destin tragique. Ensemble, aux côtés de Cheetah Chrome, ils avaient fondé Rocket from the Tombs. De cette formation a jailli un rock foutraque, chaotique, brut et sans concessions, entre reprises de titres cultes d’un rock dérangé, électrique et déviant qu’on n’appelait pas encore punk (Stooges, Velvet..) et futurs classiques signés Laughner (Life stinks, Ain’t it fun), Chrome (Sonic Reducer-morceau phare de son groupe suivant, les Dead Boys dont la version avec RFTT est meilleure) et Thomas (30 seconds over Tokyo, Final Solution). Ces sessions, enregistrées en 1975 firent l’objet d’une compilation, et qui a été rééditée en double 33 tours pour le dernier Disquaire Day. Rocket from The Tombs se sépare rapidement, et leurs membres prennent des chemins différents.

David Thomas et Peter Laughner fondent ainsi Pere Ubu, dont le nom est emprunté au personnage grotesque et outrancier d’Alfred Jarry. Thomas remanie quelques compositions enregistrées avec leur précédent groupe, en premier lieu, 30 seconds over Tokyo. Avec un temps d’avance, Pere Ubu fait du post-punk..en 1975.

Le morceau se veut plus inquiétant, plus anxiogène par rapport à la version de Rocket from the Tombs. Sur la face B, Heart of Darkness, la basse préponderante et pesante annonce Joy Division. Vient ensuite l’excellent single Final Solution, au texte urgent et désespéré.

Ce groupe-là ne pouvait venir que de Cleveland, avec sa grisaille et ses usines. Comme un parallèle avec Manchester, berceau de Joy Division, comme évoqué auparavant, mais aussi de The Fall, formation anglaise menée par Mark E. Smith avec qui il partage des points communs. Mêmes influences puisées dans le rock allemand (Can, Neu!..) et chez Captain Beefheart. Même intransigeance, même valse de musiciens changeants au gré des humeurs, (bien qu’à une fréquence moins soutenue que celle du Mancunien.)

The Modern Dance leur premier album, sort en 1978, sans Peter Laughner, disparu prématurément l’année précédente, avec Tom Herman à la guitare, Allen Ravenstine aux claviers et Tony Maimone à la basse. Du morceau-titre à Non-Alignment Pact, en passant par Street Waves et Sentimental Journey, cet album reste encore aujourd’hui une référence.

Par sa voix atypique, David Thomas s’impose comme un Captain Beefheart post-industriel, et contribue à redéfinir

l’image d’un chanteur de rock. A l’instar de Damo Suzuki ou de John Lydon, sa voix est un instrument à part entière. Sa forte présence (sans jeu de mots) fait également sa différence: David Thomas est gros, a les cheveux bouclés (avant de devenir chauve ensuite) et comme sa musique, il ne cherche pas à plaire et se montre menaçant. Pere Ubu sort ensuite Dub Housing, presque aussi culte que le premier de la même année, puis New Picnic Time (1979) et The Art of Walking (1980) puis se sépare. David Thomas mène quelques projets avant de reformer Pere Ubu à la fin des années 80. Depuis ils suivent leur route en se produisant maintes fois aux États-Unis et en Europe, et en continuant leurs expérimentations d’albums en albums que j’aurais peut-être mieux fait d’écouter. (A ce propos, je suggère en passant la lecture de l’article de mon confrère Benjamin Berton sur sa compilation personnelle de Pere Ubu, qui me confirme cette impression)

David Thomas nous quitte par une belle mort le 23 avril 2025, écoutant le MC5 à la radio aux côtés de son épouse, nous laissant ainsi au cœur des ténèbres, dans un monde se dirigeant vers la médiocrité. Merde alors !