Passé depuis sa première séparation il y a quarante années du statut de groupe négligé à celui de groupe culte, ABBA n’avait rien de spécial à gagner (un peu d’argent sûrement, avant le lancement de leur tournée 2022…. assurée par des musiciens et des avatars, sans le groupe donc) en sortant un nouvel album. Accueilli avec un optimisme forc(en)é par les fans du groupe à la recherche de tubes éternels et plutôt fraîchement par ceux qui n’ont jamais vraiment reconnu le talent du groupe suédois, par-delà ses tubes disco, Voyage a au moins cette qualité : mécontenter tout le monde et ne décevoir personne. La composition a démarré en 2017 avec l’idée de produire deux titres pour accompagner la tournée virtuelle du groupe, alors en chantier. Puis les deux anciens couples se sont pris au jeu, avant (faute de matériau) de se rabattre sur des relectures de morceaux inachevés ou laissés de côté.Voyage est ainsi autant un disque qu’un concept, un produit et une œuvre de circonstance. Mais peu importe…
Le disque commence brillamment avec l’excellent et très sobre I Still Have Faith in You, soutenu par une remarquable mélodie et la voix poignante et fédératrice d’Anni-Frid Lyngstad, l’une des deux chanteuses iconiques du groupe. La production est épatante et construit autour du morceau un crescendo caractéristique mêlant romantisme et mélancolie. Le rebond en fin de troisième minute est assez irrésistible et donne envie de « danser en pleurant », cet étrange effet provoqué par les meilleurs morceaux d’ABBA. Le When You Danced With Me qui suit est en revanche une horreur, surproduit et rentre-dedans, mâtiné de sonorités irlandaises qui collent avec ce récit un peu surannée d’un type qui abandonne sa nana pour aller tenter sa chance à la ville. Cette mauvaise bourrée ne dépasse heureusement pas les trois minutes et se déverse dans une curieuse et très jolie chanson de Noël, Little Things, qui, si on ne sait pas trop de ce qu’elle vient faire ici, est plutôt soignée et agréable à l’oreille. La miniature ne fait pas plus que ce qu’on attend d’elle : elle enchante et elle cajole, elle évoque l’esprit de Noël et toutes ces petites choses qui font la joie des périodes de fêtes. Andersson et Ulvaeus y vont de leur chœur de gamins, pour appuyer à gros traits sur un genre éprouvé et un peu éprouvant. Le sous-texte est curieux néanmoins comme si les parents/chanteurs évoquaient leurs caresses matinales, avant l’ouverture des cadeaux. Gloups…
Après cette parenthèse hors sujet, ABBA se remet à danser sur un Don’t Shut Down impeccable et qui convoque ce que le groupe a de meilleur en lui. Les arrangements sont au niveau et la mélodie astucieuse et pleine de surprises. On a la sensation d’avoir entendu le morceau cent fois déjà, alors qu’on le découvre à peine. Don’t Shut Down manque un peu de vivacité et de vigueur par rapport aux meilleurs titres du groupe mais s’impose (sans trop de mal) comme l’un des sommets de ce disque, chanson patrimoniale et proposition contemporaine tout à fait honorable. Cela ne suffit pas à faire de ce Voyage autre chose qu’un assemblage quelque peu hétéroclite de titres agencés pour faire le compte. Just A Notion est une pièce réenregistrée depuis un morceau recalé pour un album qui datede 1969. C’est criard et pas très bon, malgré une volonté farouche de sonner offensif et engageant. Le savoir-faire est à l’œuvre mais il y a quelque chose d’ancien et d’assez désagréable à l’écoute. On aime en revanche le naturalisme appliqué de I Can Be That Woman. ABBA ralentit le tempo et laisse s’exprimer tout le désespoir attaché à un amour fané par le temps. « You’re not the man you should’ve been/ I Let you down somehow», entonne une voix plus grave que d’habitude, qui décrit l’éloignement dans le couple. L’exploration psychologique reste superficielle (le mari dort avec le chien et non avec une maîtresse comme on le croit d’abord) mais la chanson tient la route et constitue l’un des bons moments de ce Voyage inégal. Keep On An Eye On Dan est assez médiocre tant sur l’intention que sur la chanson elle-même et Bumblebee (chanson sur la préservation de l’environnement) est bien pire encore, effacée et sans éclat. ABBA agite ses fondamentaux et les pose sur la piste sans véritable idée de manœuvre, donnant le sentiment de cocher des cases sur une feuille.
A la relance pour le final, ABBA tente un banco réflexif sur Ode To Freedom, chanson qui évoque les chansons à succès et la liberté du compositeur. Est-ce qu’il faut se sentir libre pour écrire des chansons marquantes ? Démarqué d’une valse empruntée au Lac des Cygnes de Tchaïkovsky, le titre fonctionne plutôt pas mal et referme le couvercle dignement sur un album qui n’a rien de déshonorant mais qui marche quelque peu à reculons. Si vous écoutez ABBA d’ordinaire, Voyage constitue un tour de piste chaleureux, valeureux et plutôt bien exécuté, voire emballant par intermittence. Si vous ne le faites pas, pour quelque raison que ce soit (sauf en étant bourré comme un coing ou au bord du suicide), il vous donnera certainement envie de vous jeter du haut d’un pont ou de vous enfoncer une boule à facettes dans l’anus ou la gorge, jusqu’à en étouffer (de honte).
Il y a tellement d’autres trucs à écouter que ça.
02. When You Danced With Me
03. Little Things
04. Don’t Shut Me Down
05. Just A Notion
06. I Can Be That Woman
07. Keep An Eye On Dan
08. Bumblebee
09. No Doubt About It
10. Ode to Freedom
À mon avis, chez ABBA, le pire n’est pas les chansons mais les comédies musicales/films. Après, leurs créations c’est surtout une bonne son fédérative où tout le monde y trouve son compte. Après tout, même Lou Reed déclarait dans les années 1980 que c’était ce qu’il écoutait.
Tu as raison. L’album n’est ni catastrophique, ni épatant. Les éléments du son ABBA sont là, c’est disco, bien produit, écrit correctement et j’imagine que cela s’écoute. De là à dire que c’est bien, intéressant ou qu’on doit écouter cela maintenant et en ce moment, ma foi…. Ca se présente de manière un peu inutile mais pas plus que d’autres groupes. L’initiative reste attachée à ces concerts « virtuels » avec des avatars qui sont une expérience (commerciale) novatrice. C’est à ça qu’on doit l’album. C’était tout de même un peu plus consistant quand on avait 2 vraies couples d’amis qui créaient ensemble de manière « spontanée »….
En plus, je pensais plutôt à la grande époque. Ils représentaient quelque chose de leur temps – tendance kitsch/disco. Je suis d’accord que cet album ne risque pas de rester dans l’oreille de l’auditeur moyen – il faut quand même se forcer pour écouter du Abba hors tubes 🙂