Tous les groupes veulent casser la baraque, déchirer et massacrer la concurrence. Le rock est le fils cadet de l’électricité et porte sur lui une aspiration quasi ontologique à la violence qui l’a placé dès l’origine du côté des mauvais garçons, des bandits et des assassins. Le blues avant lui s’était fait la spécialité d’honorer des histoires macabres d’assassinats ou de meurtres plus ou moins sordides. La chanson sanglante a précédé techniquement l’invention des serial killers, tout simplement parce que le meurtre (déchaîné ou de sang-froid) est depuis toujours (Caïn?) un bon filon narratif. Chanter le meurtre, c’est chanter rebelle et chanter dangereux, soit tout ce à quoi on peut aspirer si l’on veut remuer les consciences et émouvoir la jeunesse.
Jack l’éventreur est probablement le serial killer (le premier ?) qui a le plus inspiré les rockeurs. Nick Cave et Morrissey, bien sûr, ont donné, mais il y a aussi l’incroyable Screaming Lord Sutch, en 1963, produit par Joe Meek, qui s’est assez vite spécialisé dans la chanson horrifique. Son Jack The Ripper est un passage obligé pour tous ceux qui s’intéressent à ça. Plus près des Talking Heads, on se souvient d’une chanson moins connue des Cheap Trick, The Ballad of Tv Violence, qui causait d’un infirmier tueur de l’Illinois avec une vraie habileté. On n’a jamais aimé le Midnight Rambler des Rolling Stones (1969) qui est une chanson complaisante et salace, mais il faut bien avouer que cette histoire d’étrangleur de Boston et la manière dont Richards et Jagger traitent de leur sujet nous approche tranquillement de notre thème du jour.
D’où qu’on se place, Psychokiller des Talking Heads est le titre le plus important de leur discographie. Il figure en dixième position sur leur premier album, Talking Heads : 77, sorti comme son nom l’indique en 1977. Si la chanson est si importante pour le groupe de David Byrne, Chris Frantz et Tina Weymouth, c’est parce que c’est le premier morceau qui les a réellement fait connaître. Le groupe va décoller un peu après (avec l’album Remain In Light notamment) mais le titre est le premier qu’ils réussissent à classer dans les charts américains (à une position très modeste) et un morceau qui leur donne une idée de ce qu’ils pourraient réaliser ensemble. Historiquement parlant, nous sommes en 1975 quand les Talking Heads se forment. Les trois membres du groupe fréquentent la même école de design. Byrne et Frantz forment une première mouture du groupe en 1973 qui se nomme The Artistics. Weymouth, la plus jolie bassiste du monde, accessoirement petite amie de Frantz, les rejoint l’année d’après, alors que toute la troupe a emménagé à New York, parce que les garçons n’arrivent pas à enrôler un candidat pour tenir l’instrument. Byrne n’est vraiment pas convaincu par Weymouth qui apprend à jouer de la basse pour l’occasion. Par la suite (féminisme, quand tu nous tiens), Byrne lui refera passer un paquet d’auditions pour s’assurer qu’elle mérite bien sa place dans le groupe. Quel enfoiré quand on y pense !
New-York est l’endroit où tout se passe. On est au cœur de la légende. Patti Smith est encore là et puis il y a maintenant Television qui sort Marquee Moon en février 1977. Les Dead Boys sont dans le coin. Johnny Thunders et ses Heartbreakers viennent de signer Like A Mother Fucker (LAMF). Le punk est fini et à la fois encore vivace. C’est comme si c’était toute la période qui se cherchait. Personne ne sait vraiment ce qu’on fabrique en Angleterre. Tout le monde s’en fout. On est dans une période, ramassée sur quelques mois, où il s’agit de passer à autre chose. Mais quoi ? David Byrne sait bien que le punk n’a plus d’avenir. Il est fan de Bowie et monte sur scène depuis qu’il a 20 ans. Byrne est un érudit. Ses parents ont quitté l’Ecosse où il est né pour le Canada puis les Etats Unis. Ce n’est pas un enfant des rues. Sa gestuelle est théâtrale, inspirée par Ziggy et les jeunes acteurs du cinéma américain. Il a des mouvements amples, une prestance naturelle et une allure incroyable. Il aime le punk mais aussi le Velvet, ce groupe d’il y a dix ans déjà qui a mis le feu aux poudres. Il aime l’art, les expositions, la peinture surtout et le cinéma. Il sait que le salut du rock passera par le style et le référencement. Ce n’est pas lui qui fantasme le premier sur la culture pop mais l’idée d’un art total où le rock digérerait d’autres influences musicales, le jazz, les cuivres, et introduirait des références lexicales qui lui sont étrangères fait son chemin. Le rock new-yorkais est précieux et outrageusement sérieux. Il est poudré aussi mais Byrne lui rajoute des paillettes et une forme de désinvolture qui vont changer la donne.
Psychokiller relève très directement de cette volonté de se démarquer. C’est une chanson que Byrne compose dès les débuts du groupe, en 1974, et qui sera réenregistrée en 1977 pour figurer sur leur premier album. Le titre existe sous plusieurs variations. Le texte change assez peu mais on sent que le groupe se cherche. Il y a une version acoustique qui a un temps les faveurs de Byrne, mais celui-ci trouve finalement le bon dosage en profitant d’une ligne de basse phénoménale de Weymouth.
NY 1977 : l’épicentre des après
En écoutant le morceau qui figure sur Talking Heads : 77, c’est une évidence. Le titre est parfait. C’est un titre direct, où on perçoit encore l’influence du punk, à travers la livraison, le chant et surtout la simplicité de la rythmique, et une sorte d’OVNI avec ses vocalises (le fameux fa-fa-fa-fa) et ses textes surréalistes en français. Byrne invente une nouvelle manière de chanter et surtout fait de son récit une splendide machine à danser. La clé est évidemment là : les Talking Heads vont séduire, ils vont divertir. Ils ne sont pas là pour faire les marioles mais le groupe insuffle de l’allégresse et de la distance dans l’agression primitive du punk. Cela se traduira plus tard chez eux par une évolution musicale plus radicale, entre new wave et apports world, dont on pourra d’ailleurs se détacher. Pour le moment, il s’agit juste d’être un peu soul, voire funky, d’appuyer sur les dynamiques (Pulled Up qui suit sur le disque) et de faire le spectacle. Il s’agit surtout de faire des ronds de jambes et d’envoyer du style. Psychokiller est la chanson clé qui leur donne les clés de leur propre univers. Byrne chante comme Bowie et comme Elvis et il a une allure folle. C’est d’ailleurs le King qu’on imagine plus qu’un tueur de bas étage en train de se préparer sur le premier couplet. Les fourmis dans les jambes, le lit en feu, l’énergie qui déborde. Mais c’est bien sûr ! Le rock, le courant, tout y est. Au même moment, Suicide débarque avec Martin Rev et Alan Vega et leur premier album. Deuxième révolution. Même énergie, même frisson. Il faudra attendre 2007 pour que Vega mette un couteau en couverture d’un de ses albums. Sur Station, figure le morceau Psychopatha. C’est trop tard mais la réponse est donnée. La tuerie peut commencer, radicale d’un côté et tout miel de l’autre, deux versions quasi identiques d’une volonté d’en finir avec tout ça en épuisant les possibilités du genre. Dur ou doux. Pile ou Face. 1977. Les dés sont jetés. Succès ou infamie. Suicide joue les sous-marins. Les Talking Heads prennent la route du succès.
I can’t seem to face up to the facts
I’m tense and nervous and I can’t relax
I can’t sleep ’cause my bed’s on fire
Don’t touch me I’m a real live wire
Lorsque Byrne écrit les paroles, le serial killer du moment s’appelle Le Fils de Sam. L’inspiration n’est pas directe mais on peut supposer que le parcours de David Berkowitz qui tire à l’arme à feu sur des gens et tue huit personnes, avant de se faire arrêter en août de cette année-là, n’est pas complètement étranger au succès du titre. Byrne choisit de se mettre dans la peau du tueur lui-même. Lorsque le single sort fin 1977, les Américains sont encore imprégnés par cette histoire. Le tueur de Byrne ressemble de fait plus à Hannibal Lecter qu’à Berkowitz qui est gros et assez moche. Le psychokiller s’exprime en français la plupart du temps. C’est l’autre (avec la basse) truc imparable ici : ces ponts assurés dans une lettre étrangère, exotique et classieuse. Ce que j’ai fait ce soir-là. Réalisant mon espoir. C’est du grand art.
Sur le plan sociologique, Psychokiller est une chanson de rupture qui pour la première fois rend les serial killers attirants. La tradition rock avait voulu jusqu’ici qu’ils foutent la trouille, inspirent la terreur ou, dans le meilleur des cas, qu’ils déclenchent une attraction malsaine (Rolling Stones) reposant sur leur capacité à nous violer et à nous éventrer. David Byrne révolutionne cette vision pour faire de son tueur un personnage poétique (le français comme arme de séduction massive) et sophistiqué. Pour la première fois dans l’histoire de la pop (et de la culture pop), on se dit que cela peut être cool d’être un serial killer et c’est une sensation sacrément nouvelle qu’il faudra quelques décennies à l’industrie pour exploiter comme il se doit. En 1977, le sujet est tellement sensible et le point de vue de David Byrne si minoritaire que personne n’y fait attention mais le mal est fait, en plus d’être devenu beau. C’est évidemment l’autre paramètre décisif ici : Psychokiller est la matrice qui précipite l’avènement de la figure du serial killer cool dans les séries américaines qui suivront. Vue l’étendue du phénomène en 2019, difficile de considérer que cela compte pour du beurre. Tout le monde aime les serial killers. Tout le monde en consomme en série, en films, en bouquins de pacotille. On va citer Dexter et Hannibal pour la forme mais tout y est. Psychokiller est une chanson de son temps mais aussi une chanson du futur dont la prophétie (l’identification de monsieur Tout Le Monde à un tueur horrible, sensuelle et ravageuse, macabre et joyeuse) n’interviendra pour ainsi dire que trente ans plus tard.
On aime tous les serial-killers.
Psycho Killer
Qu’est-ce que c’est
Fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-far better
Run run run run run run run away oh oh
Psycho Killer
Qu’est-ce que c’est
Fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-far better
Run, run, run, run, run, run, run, away oh oh oh
Yeah yeah yeah yeah!
You start a conversation you can’t even finish it
You’re talking a lot, but you’re not saying anything
When I have nothing to say, my lips are sealed
Say something once, why say it again?
Psycho Killer
Qu’est-ce que c’est
Fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-far better
Run run run run run run run away oh oh oh
Psycho Killer
Qu’est-ce que c’est
Fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-far…