Comme une tortue centenaire sous prozac, Bohren & Der Club Of Gore déploie, lentement mais sûrement, avec la sortie de leur nouveau disque toute sa majestueuse et superbe stature. Toute la discographie du groupe y est condensée en un double album, depuis leur premier et pesant Gore Motel sorti en 1994 jusqu’au profond Piano Night de 2014, 16 morceaux carapacés en une longue et molle litanie, langoureuse et suave pour l’éternité qui, si elle n’est ni sordide, ni parfaite, allie l’art et la perfection du taï-chi-chuan transposée à la musique.
Intitulé Bohren For Beginners pour les « nuls », ce double album tout frais sorti chez PIAS Germany est impeccable pour qui n’a jamais osé se confronter à leur musique post-rock jazzy au ton paresseux. B & D peut s’avérer comme une musique dépouillée, pesante voire suffocante, presque squelettique, sans oxygène, au tempo encore plus lent et conservateur que Codeine, moins élaborée que Boards Of Canada et plus simple que Low … bref aucun risque aucun. Tempo musicalement approuvé pour les cardiaques et les bas du cœur !
Pour se mettre dans l’ambiance, tout l’album ressemble au vol d’un planeur à la silhouette grêle dont on ne sait d’où et comment il a bien pu décoller, ni surtout sur quelle piste il a pris son envol pour s’en aller de la sorte. B&D sonne comme le départ d’une musique de Swans ou de Tortoise stoppée nette, figée qui n’aurait jamais su échapper à sa structure primaire. Planeur pâle, envolé sûrement à l’aurore d’un pays au matin calme et brumeux, et qui n’atteindra jamais faute d’élan une quelconque vitesse de croisière. Est-il possible que l’envol soit un jour suivi d’une chute ou d’une redescente ? Pas de si tôt et encore moins pour qu’on nous explique le pourquoi du comment de cet état nuageux et feutré, tout en retenue, sorte de stratocumulus jazzy au calme imposant s’épanouissant parfois en pluie de mousson comme sur les bords du Mékong dans le morceau Dead And Angels, oui ! Ça plane assez loin tout de même ! Là-haut ! Loin, loin.
Pourtant, comme pour une compagnie aérienne narcoleptique, c’est bien le but avoué de B & D de nous transporter psychiquement comme des passagers sous psychotrope puissant. Depuis 20 ans, dans leur tabagie opiacée enfumée d’un brouillard opaque, ce quatuor, puis trio nous concocte cette alchimie bourrée et parsemée de silence(s) juste après une longue et seule note, mais pas n’importe quelle note, cette note parfaite qui n’a besoin d’aucun artifice. On oublie trop souvent qu’une succession de notes rapides n’est pas forcément la panacée, ni souvent très utile et souvent employée a tort et à travers, c’est tout l’art qu’ils veulent nous suggérer au profit de leur musique contemplative poussée jusqu’à la méditation. Une de plus, c’est toujours une de trop.
Allongé par terre comme des mandarins ou comme un crucifix tombé du mur par tant de lassitude, et de leur pipe en bouche bourrée d’opiacés, les Teutons B & D appliquent avec fragilité ce lent mouvement de va et vient, cet art cinétique jouant avec le nerf des instruments au bord du gouffre, la main toujours nonchalante et frêle affleurant les instruments à proximité, comme si un vent fluet suffisait a faire vibrer les cordes, ou le bec des cuivres. Prenant tour a tour leur rôle, le piano électrique joue à la suite du saxophone sur un nid de cordes et violons synthétiques entrecoupé de balais mécaniques rythmiques et c’est parti pour un voyage initiatique où jamais l’être ne revient, parti de presque rien. Secrète et désespérante amertume à la recherche du temps perdu.
A l’époque s’il avait eu connaissance de leur existence, Angelo Badalamenti aurait surement embauché ces garçons pour clôturer la saison de Twin Peaks. On peut toujours se demander comment ces pseudo paraplégiques, proches cousin du paresseux, et pourtant venus du métal, sont parvenus à ce stade extrême de contemplation musicale. On s’attend toujours, au coin d’un morceau, que tout déraille et parte en sucette explosive comme Godspeed You! Black Emperor. Mais non, tous les airs ne sont que calme et sérénité, trio maitrisant parfaitement leur compulsion et réprimé d’instinct sauvage. En tout cas on dirait qu’ils ont atteint un point de non retour et que, sur leur échelle de Richter, pas une seule vibration ne vient perturber la léthargie assumée de l’aiguille.
C’est beau, soigné, jazzy à souhait, parfait pour des soirée hivernales à l’ambiance cosy au coin d’un feu en lisant la courte prose de quelques haïkus japonais jusqu’à extinction du feu aphrodisiaque. Zzzzzzz………..