Le critique et philosophe Mark Fisher a consacré un ouvrage entier (Spectres de ma vie : écrits sur la dépression, l’hantologie et futurs perdus – Edition Entremonde) à l’expression spectrale dans la musique pop. Il évoquait notamment dans ce livre la présence résiduelle (au présent) de futurs non advenus… parce qu’interrompus par un accident ou une conjonction de circonstances (en ayant engendré d’autres). D’autres auteurs ont brodé ensuite autour de ce concept pas si évident à saisir d’hantologie, qu’on ne s’amusera pas à travailler ici. Ce Spell Blanket, collection de démos enregistrées entre 2006 et 2009, par Trish Keenan, chanteuse disparue en janvier 2011, des suites d’une pneumonie, développée après une exposition à la grippe porcine lors d’une tournée de son groupe Broadcast en Australie, relève assez directement de ce travail sur le temps et sa disparition.
Ce disque, assemblé par James Cargill, cofondateur du groupe, et Warp, après des années de promesses de sortir un jour un dernier album de Broadcast, a, parce que Keenan est morte depuis treize ans et parce qu’évidemment… elle n’a plus chanté depuis, un statut étrange. La personne qu’on entend chanter tout du long comme si elle était en vie (elle l’était probablement durant l’enregistrement de ses démos) nous les adresse depuis l’autre côté. On n’est pas certains que ce soit juste « notre réception » qui les enregistre comme le chant d’une personne morte, pour la simple raison que Keenan, vivante, chantait déjà comme si elle avait aboli tout rapport au temps. Ceux et celles qui l’ont côtoyée et qui lui ont parlé, ceux et celles qui l’ont aimée, embrassée, ne l’entendront pas de cette oreille mais pour tous les autres, il est impossible de croire, au même titre que les enregistrements de Nick Drake par exemple, que tout ceci n’ait pas été fait exprès. Spell Blanket relève de la magie, d’un défi posé à la linéarité du temps, d’une provocation qui embrouille ce que portent les notions de présent, de passé ou de futur. Cette confusion manifeste, et qui fait de ce disque un disque surnaturellement beau, infiniment flippant, touchant, tient dans la beauté extraordinaire de Trish Keenan, à la pâleur de ses traits, la douceur de sa voix, son timbre aussi, sa façon de chanteur comme une enfant et une femme idéalisée.
Ceux qui ont écouté Broadcast du vivant de Keenan (le groupe a été actif entre 1995 et 2009) auront probablement une chance de comprendre ce qu’on veut dire par là : Keenan était un fantasme absolu, une icône indé, un visage hors du désir et hors de la temporalité artistique de l’époque. Elle n’existait déjà pas de son vivant, tout en étant l’existence même, le sourire, la voix. La musique du groupe n’était pas radicalement nouvelle, même si elle mêlait disons une approche shoegaze, une approche pop et une approche électro psychédélique. Elle était unique, poétique, évanescente, fuyante et en même temps omniprésente. A cette apparence singulière, Keenan ajoutait une fragilité presque sournoise conjuguant l’innocence de l’enfant et la séduction keatsienne de la Belle Dame Sans Merci, une version préraphaélite de la femme fatale, tout aussi irrésistible que celles qui naîtraient plus tard, mais avec des pulls à la place des jarretelles. Ses paroles étaient cryptées, parfois peu audibles, insaisissables, directement adressées à l’âme et au re-souvenir. S’ils sont peu mis en avant ici (tout est à la gloire de Keenan et de son inspiration, de sa présence), les musiciens qui l’accompagnaient étaient tout aussi formidables, notamment autour de l’année 2000.
Spell Blanket regroupe des titres que Cargill a pu, par le passé, libérer sur le net aux dates anniversaire de la mort de Keenan, diffuser sur son blog, d’autres (les plus nombreux) inconnus. Il y a ici des chansons entières et assez abouties, et d’autres qui ne sont que des fragments, des bouts de chose, des voix, des idées suspendues et qui, pourtant, sont d’une force redoutable. Il y a de petits bijoux presque purs et à peine arrangés comme Join In Together, des comptines fantômes comme le bref mais incroyable I Am The Bridge, des instrumentaux qui font pleurer (le prophétique Spirit House qui clôt la sélection), des pépites pop qui rappellent les années 60 (Colour In The Numbers) ou encore des morceaux qui sont presque prêts, crépitants de vie mais incomplets à l’image deMarch of The Fleas. On mentirait encore en disant qu’on ne surévalue pas le très simple et maladroit Mother Plays Games parce que le temps et la mort passent. Spell Blanket est le genre de disque qui a tout gagné d’avance parce que tout est perdu. On se jette sur le moindre accord, sur le moindre souffle, le moindre murmure. Roses Red tient sur rien du tout et The Song Before The Song Comes Out ressemble à un enregistrement de rue. Keenan est si loin sur Running Back To Me qu’on a peur pour elle. Que voulez vous penser quand elle chante I Run In Dreams. On se croirait chez les Eternels de Neil Gaiman. Trish est devenue dans la mort une figure qui peut faire de nous ce qu’elle veut, une sorte de fille de légende, dont la voix résonne intimement depuis le plus profond des tombeaux profonds, depuis le plus haut des nuages hauts, depuis le plus joyeux des rêves joyeux.
Le disque est parfait comme il est, mélange de folk à la Molly Drake (la mère de Nick, ce n’est pas un hasard), de pop et de simples sons (Luminous Image), de chansons qui en sont et d’autres qui n’en sont pas encore ou n’en sont plus. Il y aura encore une livraison de démos en septembre. Le disque 2 s’appelle Distant Call. On suppose que ce sera tout ensuite, ou peut-être pas. Il restera les spirites, les tables qui parlent et le verre qui glisse. Ce n’est presque plus de la musique à ce stade, plus une question de religion et de foi. Tout ceci n’existe pas vraiment bien sûr : ce sont des films, des chansons, des filles qu’on s’invente.
02. March Of The Fleas
03. Greater Than Joy
04. Mother Plays Games
05. My Marble Eye
06. Roses Red
07. Hip Bone To Hip Bone
08. Running Back To Me
09. I Blink You Blink
10. Infant Girl
11. I Run In Dreams
12. Luminous Image
13. A Little Light
14. Hairpin Memories
15. My Body
16. Follow The Light
17. Tunnel View
18. Where Are You?
19. Singing Game
20. I Want To Be Fine
21. The Games You Play
22. Grey Grey Skies
23. Puzzle
24. The Clock Is On Fire
25. Petal Alphabet
26. Tell Table
27. Fatherly Veil
28. Dream Power
29. Heartbeat
30. Call Sign
31. Crone Motion
32. Sleeping Bed
33. Join In Together
34. Colour In The Numbers
35. I Am The Bridge
36. Spirit House