Le dernier album qu’ils avaient signé sous le nom de Bow Low nous avait transporté d’aise au point d’intégrer en bonne place notre palmarès français de fin d’année. Rebaptisé Cannibale, on attendait pas mal de l’arrivée du meilleur groupe de l’Aigle sur le label Born Bad Records, sans savoir véritablement à quoi s’attendre. Caractérisé par sa propension à la dispersion musicale et son côté joueur, le groupe allait-il cultiver ses défauts ou ses qualités ? Évoluer vers une machine à danser bigarrée ou sonder cette veine plus rock qui avait fait d’eux sur leur précédente livraison une version réussie des Talking Heads français ?
La réponse ne tarde pas à venir à l’écoute de No Mercy For Love. Cannibale fait le choix de l’exotisme, des rythmes rois et des motifs fleuris. Si l’option déconcertera ceux qui, par tropisme, se défient du tropicalisme, le parti pris est non seulement audacieux mais suivi avec suffisamment de détermination, d’inspiration et d’application pour parvenir à l’emporter sur la durée. Cannibale n’a évidemment pas abandonné ses racines blues et rock. Il a juste choisi de les plonger plus profondément dans un mélange tribal et hillbilly qui renvoie pêle-mêle à des références sud-américaines ou africaines, voire au rock du delta. Si l’on ajoute à cela la voix impeccable et grave de Nicolas, les guitares tendues de Manuel et les claviers virevoltants qui sèment la zizanie dans tout ça, on doit bien avouer que la musique de Cannibale échappe à nos référents traditionnels… pour le meilleur et pour le pire. L’ouverture, No Mercy For Love, fascine par ses ruptures de cadence et le faux rythme narratif qu’elle installe. La batterie, les claviers et les guitares s’entremêlent dans une sarabande à la fois canaille et ralentie. L’anglais brinquebalant du chanteur égrène des paroles qui convoquent dans un régime d’assonances savant des signifiants obscurs et vaudous. Satan is a lonely saint/ Satan is your only friend, chante Nicolas. La messe noire continue sur le bancal Mama, où le groupe semble victime d’un marabout commandé par Nick Cave et les Bad Seeds. Mother needs to kill/And she needs it right now. Jim Morrisson sort de ce corps. Le démarrage en fanfare se confirme avec le splendide Hidden Wealth dont l’imagerie à la St John Perse fait merveille. Le titre est dense et précis, une belle réussite et l’un de nos morceaux préférés ici.
Malheureusement pour nous, on décroche un peu sur les trois titres suivants délibérément plus légers et dansants. Choppy Night ne nous convainc pas et Caribbean Dream est trop ensoleillé à notre goût. Cannibale fait le travail et développe une vision musicale qui s’appuie sur des rythmiques un peu folles, des lignes de guitares psychédéliques et des accents funky. Diabolic Prank est remarquablement jammé sur son milieu, poisseux et moite à souhait mais s’éloigne un peu trop de nos repères habituels pour qu’on ait envie de le réécouter. On se refait assez vite (la cerise) avec un Rays of Light chanté « à la façon de Jarvis Cocker » carrément épatant. Cannibale a une élégance redoutable et une capacité à installer des ambiances exceptionnelle. Le titre manque paradoxalement un peu d’éclat mélodique et de vivacité mais œuvre dans le registre où Cannibale nous plaît le plus : celui d’un groupe transgenre qui évolue entre le rock et un « autre chose » indéterminé fait de disco baltringue, de références du passé et d’influences 60s. Speck of Dust présente les mêmes qualités et les mêmes défauts. Le titre est bon, sans époustoufler par son impact mais bien mis en valeur par une production méticuleuse et pleine de trouvailles. La succession des titres parvient à créer une ambiance singulière, complexe, vintage, confortable et originale qui donne des couleurs uniques au disque. Rythm of Fire est assez formidable dans son genre et Three Minute God nous met KO par sa virtuosité dépouillée. Entre rock californien, brit pop atrophiée et rock psychédélique, le morceau se déploie sur 5 minutes et 18 secondes passionnantes en serpentant entre les genres. Mi-musique de film mexicain, morceau de catch à guitares et bande son imaginaire pour un western ornais, le titre est un bel exemple de ce que Cannibale a dans le ventre à son meilleur. Hoodoo Me, dans un registre plus attendu, referme l’ensemble sur une note moins pétillante.
Souffrant de quelques chutes de ton et de rythme, ce premier album de Cannibale interroge finalement quant à son projet même. Surprenant et emballant par moments, il pêche parfois par manque de concentration ou de lisibilité dans l’intention globale. Au compteur, les hauts l’emportent toutefois largement sur les bas et suffisent à lui donner un caractère passionnant. Vraie mécanique exploratoire, profuse et pleine d’énergie, No Mercy For Love est une demie-réussite curieuse, stimulante et qu’il fait bon se mettre sous l’oreille. On n’exclut pas que l’album se bonifie avec le temps et les relectures.
Cannibale – No Mercy For Love (Full Album)
02. Mama
03. Hidden Wealth
04. Choppy Night
05. Caribbean Dream
06. Diabolic Prank
07. Rays of Light
08. Speck of Dust
09. Caterpillar
10. Rythm of Fire
11. Three Minute God
12. Hoodoo Me