Sans doute est-il un peu osé et désinvolte de vouloir mêler deux chroniques en une sous prétexte que les deux albums sont tous les deux (majoritairement) instrumentaux, dominés par le piano et interprétés par des femmes. Mais les choses se sont faites ainsi. On a déjà dit tout le bien qu’on pensait de ces Intrications Quantiques (même si le titre nous semble toujours aussi alambiqué et savant) de Catherine Watine. Tant de bien qu’on avait accepté, après quelques écoutes, de prêter quelques mots pour la pochette intérieure du disque. On y disait, sans nous paraphraser, que le piano de Watine avait rarement été aussi expressif et chargé d’émotions que sur ce disque, que ce piano-rétrofusée nous semblait précieux ici parce qu’il réussissait à nouer l’infiniment grand du cosmos et l’infiniment petit du coeur humain, sans jamais paraître faire le moindre effort ou un grand écart. Intrications Quantiques est un disque émouvant, inquiet et un peu triste aux longues plages minimalistes et flottantes. Il y règne une atmosphère de fin du monde ou de fin de vie sereine et presque détachée des contingences. La peur n’a plus droit de cité comme si à l’image de Still Waters Run Deep, l’une des plus belles pièces du disque, la vie des hommes n’était pas suffisamment importante pour gêner le cours du temps. Le regard-touché de Watine se pose sur l’ivoire comme on regarde un paysage avec attention et une forme de stupéfaction enfantine et poétique. Le monde grésille sur Rustling Forest. Les yeux se heurtent aux choses, les contournent en essayant d’assembler des schémas mentaux, des images pour un hypothétique puzzle dont le sens nous échappe. A de rares exceptions (Blurred Shapes, peut-être la pièce la plus déterminée), le piano de Catherine Watine est un piano qui pose des questions et ne répond à rien. Il interroge les motifs du monde, les rencontre et les cerne, les distingue plus qu’il ne les perce à jour. A l’ouverture, la pianiste questionne évidemment la seule question qui vaille : celle de la vie et de la mort à travers un Eros & Thanatos, plus harmonieux que réellement tendu ou dual. C’est le charme de ce beau et fier disque instrumental que de révéler une présence, sans vouloir trop appuyer ses effets et abuser des effets de manche. Tout est ici question de figures et de silhouettes plutôt que de dessins. Nous sommes des ombres parmi les ombres.
Premier album de la jeune pianiste lorientaise, Cécile Seraud, Shoden emprunte des chemins similaires mais avec une technique et une approche qui n’a pas grand chose à voir avec l’abstraction de Watine. Le piano est plus classique, plus bavard parfois mais aussi imprégné d’anciens souvenirs de romance qui renvoient à Chopin, bien sûr, mais aussi à des modèles contemporains comme Sigur Ros (qu’on aime moyennement) ou Tiersen (qu’on aime par intermittence), l’autre grand breton. Ce premier disque est enlevé, envoûtant et plein de grâce. La confrontation de la parole de Seraud et de celle de Watine n’est pas sans intérêt. Il se dégage des deux voix une même tristesse contenue, une même manière de questionner le monde sans presque oser y toucher, une même façon de caresser la surface des choses et de ne pas chercher l’affrontement. Littéralement, la main gauche « tourne autour du monde », l’enveloppe et sert la description que la main droite tente de caractériser. Le Baiser Bleu est teinté de mélancolie comme s’il s’agissait d’un dernier baiser avant d’affronter la distance ou la mort. Le jeu est angoissé et presque craintif malgré l’éloquence, renvoyant par les titres (Frozen Earth en pont tendu de quelques dizaines de secondes, Petite valse perdue, Tendresses) à des notions de perte ou de disparition. Le jeu est une affaire de temps et non pas de tempo. Il s’agit dans les deux cas de suivre et de mimer le sens du grand écoulement, de suivre le cours de la vie, de l’étreindre, de l’épouser, de faire chemin ensemble puis de le croiser, de tenter de le détouner avant de s’y abandonner. Petite Valse Perdue est une pièce sublime, tenue en moins de cinq minutes, et qui amène au bord des larmes. On pense à la perfection formelle d’un Akira Kosemura, dont on reparlera bientôt, à la simplicité crépusculaire de son jeu. Cécile Seraud parvient fréquemment à tutoyer ce sublime moment où les notes soustraites sonnent aussi bien que celles qui restent sur la partition. Ce sont elles, ces notes invisibles qu’on entend le mieux sur Shoden II, la plus belle pièce du disque. On ne sait pas si le disque évoque la Bretagne ou les motifs orientaux de la pochette. Le violoncelle de Juliette Divry ajoute de la gravité et de la netteté aux tableaux. Shoden ne nous semble pas plus un disque marin qu’autre chose. Il est froid et vigoureux, tendre et bienveillant lorsqu’on peut trouver asile dans le creux intime d’un Pen Er Malo réconfortant, ou dans la lumière bienheureuse d’un Life immaculé et habité par une forme de religiosité contenue. C’est dans ce cadre éclairé et allégé que le piano de Cécile Seraud sonne le plus juste, économe et attentif.
Sans vouloir à tout prix relier les deux disques, la magie, lorsqu’elle opère, procède de cette poésie de l’attention et d’une forme d’entomologie du souffle et du soupir qu’on situe, peut-être à tort, dans le champ mystérieux du féminin. De Seraud à Watine, de Shoden à Intrications Quantiques, cette sensibilité extralucide résonne comme un miracle maternel et amoureux. Avec elles, on comprend que la joie est une mélancolie qui a réussi, que l’amour n’est rien d’autre qu’une tristesse contrariée. Le féminin sonne ainsi comme un art de la synthèse et de la fusion, plutôt que comme une confrontation archaïque et aux arêtes tranchantes.
Cécile Seraud / Shoden
01. Frozen Earth I
02. Le baiser bleu
03. Frozen Earth II
04. Petite Valse Perdue
05. Shoden I
06. Shoden II
07. Pen Er Malo
08. Tendresses
09. Shoden III
10. Life
Catherine Watine / Intrications Quantiques
01. Eros & Thanatos
02. Blurred Shapes
03. The Lighthouse on the Edge
04. Still Waters Run Deep
05. Rustling Forest
06. Interstellar Un-Ravel