Jean-Michel Jarre / Amazônia
[Sony Music]

6.8 Note de l'auteur
6.8

Jean-Michel Jarre - AmazôniaJean-Michel Jarre est un dieu. Mais il existe de bonnes raisons de remettre une idole à sa juste place.

Il va sans dire que Jarre aura été un premier homme, un pionnier défrichant le son électronique, montrant la voie à tant d’autres de ses enfants pour mieux s’y engouffrer. M83 ou Eric Prydz n’auraient probablement jamais existé sans lui. Les énormes spectacles de son et lumière en plein air comme Tomorrowland et d’autres festivals n’auraient jamais eu lieu, ou alors seraient arrivés plus tardivement, la musique électronique restant confinée à une modeste scène underground.

Compositeur de plusieurs dizaines d’albums studio, sorte de Bono de l’électro articulant sa musique autour de thèmes comme les conquêtes spatiales ou marines, l’astrophysique et diverses autres technologies, détenteur de plusieurs records pour ses performances live, et même parolier de Patrick Juvet, il faudrait plusieurs vies pour raconter celle de cet homme. Après un concert mémorable pour son audimat dans une Notre-Dame répliquée numériquement – le gouvernement français tenterait d’expérimenter un SAV de ses cathédrales pour mieux les reconvertir en établissements de loisirs – diffusé lors d’un Nouvel An encagé, Jarre sort son vingtième album, un album plus expérimental devant illustrer l’exposition photographique de l’éminent Sebastião Salgado à la Philharmornie de Paris. Une nouvelle alarme envers le perforage progressif du poumon du monde, émeraudes d’arbres et labyrinthe végétal fragile que le photographe souhaitait accompagner en musique.

Amazonie dans la brume

Amazônia se veut plus comme le rouage sonore d’un projet inter-média qu’à une expérience sensorielle se suffisant à elle-même, et ceci malgré l’argument technologique du son binaural assorti à l’album, écouteurs permettant une plongée immersive dans les limbes de la canopée. Il n’est que la bande-son d’une exposition, mais aussi du magnifique (et coûteux) livre de photos éponyme aux éditions Taschen.

En Bach de la musique électronique, notre révérend de l’électro se contente de nommer orgueilleusement ces 9 pistes par d’austères Pt. (ce qu’il a déjà fait avec ses précédents travaux) plutôt qu’à leur donner une nomination lyrique et explicite. Le problème est que sa musique est aussi que ces appellations, infidèles à la luxuriance de l’Amazonie capturée. Pire encore : les pistes sont mal découpées. On ne comprend absolument rien à l’équarissage ni au montage des pistes, dont certaines vont être composées d' »ambiances » interrompues par des plages de silences, pour ensuite mal enjamber les pistes suivantes. Et cela quand bien même on ait vu l’exposition. Cela part mal. Hésitant entre une éthnomusique pointilleuse et une bande-son de film, Jean-Michel Jarre ne sait choisir.

Ainsi, se dégage de l’album une froideur technologique assez peu représentative de ce que l’inconscient collectif se fait du réservoir d’oxygène du monde. Le noir et blanc de Salgado a toujours joué sur cela en donnant à voir une Amazonie brute et décolorée, mais enluminée par la primalité de ces paysages immaculés. Il incombait au spectateur de se projeter en ces clichés et de leur conférer une tangibilité des sens. Or Jarre rend ici une bande-son qui, alors qu’elle se devrait d’aider le spectateur dans son travail d’immersion, en se complétant avec les images du photographe, en irisant ses paysages et visages indigènes, et en leur conférant une pondération, n’est en rien d’autre qu’une musique aussi minimaliste qu’est la gamme colorimétrique limitée de l’artiste. Ce n’est non plus une complétion désirable, mais une assez fade reproduction sonore faisant pâle figure face à son modèle, voir, nous le constaterons, viciant celui-ci. Dès lors, nous y entendons l’eau de l’Amazone, quelques bruits d’insectes et de vaisselles se cognant dans l’enfer vert, une vieille chamane baragouinant, bruitages piochés ça et là par un Jean-Michel perdu dans une banque de sons mise à sa disposition probablement pendant une partie de notre claustration. Il aurait été préférable que Jarre les capture de lui-même pour ainsi mieux goûter à cet éden vert. En résulte alors des pistes arides ni jamais assez sobres pour atteindre une ethno musique pointue et sèche, ni jamais suffisamment démesurées pour être une bande-son filmique, ce à quoi Jarre est pourtant inconsciemment tenté. Pire, l’Amazonie n’a jamais semblé aussi peu désirable, cette terre de rêves et de fantasmes, fertile et aimable. Au contraire, elle ne semble qu’inquiétante et angoissante. Un énorme hic quand on sait que le but poursuivi par Salgado est d’éveiller les consciences sur sa nécessaire protection. En résulte de ce non-choix ce biais narratif et sensoriel assez problématique.

L’Amazonie présentée dans des pistes comme Amazônia, Pt. 4 ou Pt. 5 ressemble plus à un calvaire qu’à une promenade de santé entre les lianes. Jarre utilise aussi bien des sons échantillonnés de la forêt que des reproductions électroniques de sons artificiels, singeant aussi bien des bruits d’animaux électroniques que des émotions d’angoisse proches des bruits mystérieux émanant des masses végétales les plus sauvages. Ce n’est pas grand chose, mais la tentative est à complimenter. Il en résulte une sorte de jungle machinique, plus glaciale que suffocante, à tel point qu’au début d’Amazônia, Pt. 5, on croirait plus se balader sur le parterre d’asphalte d’une mégalopole comme une Hong Kong cyberpunk que dans un dédale de feuillages. Là encore, un hors-sujet plus que malhabile. Alors qu’Amazônia, Pt. 2 rappellera la musique indonésienne ou certaines sonorités d’ethnies africaines, la Pt. 9 fera remonter nos souvenirs de la bande originale des animés nippons Ghost In The Shell ou Akira, dont les notables compositeurs, respectivement Kenji Kawai et le collectif Geinoh Yashamirogumi, s’inspiraient eux également des musiques balinaise et javanaise. C’est un peu le « syndrome Mad Max » : un artiste qui (ici Georges Miller, mais dans l’exemple Jarre), par ses premiers travaux, aura infusé son aura dans nombre de créations l’ayant succédé, et qui, plusieurs décennies plus tard, prend en compte tout ce qu’il a généré (les artistes suscités n’auraient sûrement pas composé la même musique sans son influence), se les réapproprie – avec plus ou moins de finesse – , pour refermer la porte derrière lui. Sauf qu’ici, c’est plus que malséant. Sachant que Jean-Michel Jarre est un cinéphile chevronné, se serait-il laissé infecter par ses réminiscences auditives de cinéma lors de la production de cet album exotique, ennui oblige, à une période où celui-ci devait se trouver enfermé dans un studio bien cossu, plutôt que de musarder sur les inspirantes terres sauvages du Brésil? Reste qu’à ce stade de l’article, il est de bon ton de rappeler au lecteur que ce pays ne se situe ni en Asie du Sud, encore moins en Afrique.

À la poursuite de l’enfer émeraude

Au-delà de ces maladresses, l’album dérive vers quelque chose d’inquiétant, comme seule une nature non plus seulement vierge, mais rustique peut générer. Et ce portrait d’une Amazonie apocalyptique, de son essence violente, si ce n’est mauvaise, est assez pertinente. Amazônia, Pt. 7 nous rappelle un peu les longues ballades sonores hallucinées de Cliff Martinez pour Valhalla Rising, avec ces cigües synthétiques martellant la procession sur la sente. Nous en venons à penser que l’Amazonie décrite y est peut-être une version prédictive, préfigurant un chaos climatique advenu. Et pourtant, cela ne semble pas être l’entreprise recherchée. Penser cela n’aurait aucun sens logique, car les photos de Salgado montrent une nature encore épargnée de toute trace moderne, mais courrant le risque de s’éteindre. Alors que chez Jarre, la forêt est froide, pluvieuse, marécageuse, toujours dure, légèrement mystique, certes, mais jamais chatoyante. On aurait aimé plus de couleurs luxuriantes se complétant avec le noir et blanc de la pellicule de Salgado. L’Amazonie semble plus inaccueillante que bienveillante. Mais offrir cet unique visage (et quelques variantes connexes), est-ce suffisant pour faire poindre chez le spectateur/auditeur une envie de s’énamourer de cette jungle au point de faire plus pour sa préservation ? Probablement pas. Le portrait est incomplet, et la dimension méliorative de la jungle en est absente. Nous ne savons plus si Jean-Michel Jarre a compris le but méta-sociétal recherché par son hôte Salgado, ou, pire peut-être, s’il a vu en cette opportunité offerte celle de composer une bande-son comme il aurait aimé composer celle d’un livre lugubre comme le Cœur des Ténèbres de Conrad, plutôt qu’une adaptée à l’exubérante beauté des photos de Salgado. Si c’est le cas, pour un ambassadeur de l’UNESCO, c’est pas jojo. Là encore, la balle tape à côté, Jarre n’étant pas fidèle au sujet qu’il sert moins qu’il dessert.

Nous l’aurons compris. Dès les premières secondes d’Amazônia, Pt. 1, la tentation de Jarre de réaliser non pas une bande-son photographique, mais filmique, pointe. Chose qu’il n’a jamais cessé de faire avec les albums de son canon solo d’ailleurs, ces albums ayant instauré depuis maintenant 50 ans une couleur bleutée à la musique électronique audiovisuelle (animés, jeux vidéo, films, etc.). Le titre évoqué s’ouvre sur des sonorités grandiloquentes et angoissantes, proches de la liminal wave. Nous pensons alors dès ses premières notes à Atticus Ross et Trent Reznor, que l’on oubliera vite au profit de Vangelis et de sa fameuse partition pour Blade Runner. Une plage plus tard, les chœurs chantés rallument en nous nos souvenirs de jungles du 7ème art, ces films contaminés par la fièvre d’une nature inhospitalière dans lesquels ils se déroulent. Impossible de ne pas reconnaître le morceau phare de Popol Vuh pour le film de Werner Herzog, Aguirre et la colère de Dieu. Pourquoi diantre Jarre, septuagénaire n’ayant plus rien à prouver, se sent-il obligé de se raccrocher (consciemment ou non) à des compositeurs contemporains et majeurs l’ayant été tout autant que lui, si ce n’est moins? Pourquoi mettre dans un album dédié à la forêt ancestrale des chœurs chantés et non tribaux, pourquoi faire des clins d’œil aux BO composées par Popol Vuh ou Tangerine Dream? Ou aux cantiques chantés en pijin par des voix malaisiennes et composés par le plus génial des Hans Zimmer pour La Ligne Rouge? Autant cela serait excusable si Jarre était un jouvenceau se lançant dans le grand bain, se sentant contraint d’embarquer avec lui ses  précepteurs (tiens tiens, par exemple, Shitao citant lui aussi directement les Popol Vuh dans son dernier album), autant cela est incompréhensible quand on sait que Jarre a eu un impact tel qu’il a peut-être nourri ces artistes au moment même de la composition de leurs meilleurs faits d’armes! Et quand ces connivences se retrouvent implantées dans une musique qui en est tout le contraire, très modérée, peu originale, voir, disons-le, assez malingre, on ne peut que condamner cela. C’est tout comme si la pop culture et ses souvenirs de ces films titans avaient reflué en lui. Or, celle-ci a-t’elle besoin d’une place dans un projet à écho sociétal ? Nous ne le pensons pas. Salutaire est de châtier cela.

Nous aurions aimer entendre le cœur de la jungle frissonner. Entendre les paroles ancestrales que la forêt a à nous dire de ce que nous sommes devenus, réveiller notre atavisme, celui des instincts de nos ancêtres. Nous n’avons au final qu’une bande-son grisâtre atteinte de troubles de la personnalité, hésitant à être minimaliste ou pas, et, plus grave encore, dont le propos est discordant. Au mieux, elle aurait eu sa place dans un jeu vidéo. Ce n’est qu’arrivé à sa dernière piste que la nature silencieuse se laisse entendre ; mais c’est malheureusement trop tard. La remarque relative au support adaptatif n’aurait pas pesé dans la balance si l’album ne se raccrochait pas à un quelconque support. Et pourtant, si l’album avait été indépendant de toute chose, le constat aurait été peu ou prou identique : Amazônia laisse autant de trace en nous qu’une forêt après un brasier, les sédiments en moins. Il ne se suffit même pas à lui-même.

Venant de quelqu’un ayant projeté par sa musique abstraite des métrages en nos têtes, nous ayant fait découvrir des mers spatiales ou réelles, des safaris imaginaires ou authentiques, via ses albums En attendant Cousteau ou Zoolook, cette intangibilité et ce manque de fantaisie d’Amazônia sont presque impossibles à comprendre. Nous pouvons juste souligner dans cette sobriété non inspirée – qui est un défaut – que, devant les clichés de Salgado, la musique se doit d’imposer une certaine retenue qu’une exposition exige. Rares sont les bande-sons de photos, et l’album doit sans doute imposer un surplus de prestance. Mais sans, il est maigrelet comme peau de chagrin. Jean-Michel Jarre s’est permis, par son monopole légitime, d’outrepasser certains exercices obligatoires à tous les artistes électroniques d’aujourd’hui. Est-ce de la suffisance? Peut-être, mais cette maladie diminue avec le temps. À presque 50 ans de carrière, il vient de composer son tout premier remix (oui, oui) pour Deathpact, se trouvant relégué au même niveau que de jeunes pousses. Il y a un début à tout. Nous prions pour le voir tuer le père (Maurice Jarre) très prochainement et passer aux commandes d’une bande-son dédiée à un « vrai film », non plus celui de nos imaginaires. En attendant, l’album Welcome To The Other Side du concert cathodique de la Saint-Sylvestre devrait être sorti depuis peu.

  • L’exposition Amazônia, accessible à la Philharmonie de Paris jusqu’au 31 Octobre 2021, 1h30, gratuit -16 ans
  • Le livre Amazônia de Sebastião Salgado, aux éditions Taschen, 528 p., 100€
Tracklist
01. Amazônia, Pt. 1
02. Amazônia, Pt. 2
03. Amazônia, Pt. 3
04. Amazônia, Pt. 4
05. Amazônia, Pt. 5
06. Amazônia, Pt. 6
07. Amazônia, Pt. 7
08. Amazônia, Pt. 8
09. Amazônia, Pt. 9
Écouter Jean-Michel Jarre - Amazônia

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