Depuis le Daho Pop Satori, il manquait à la France une chanson à la fois très française mais ayant assimilée l’héritage british des dernières générations. Cette fusion naturelle (The Wake rencontre Hardy ou Sanson, Chamfort devient Morrissey), nous la trouvions chez Gamine ou Les Avions – il y a donc un bail.
Lorsque nous entendîmes pour la première fois Elle m’oubliera, en vinyle, aux alentours de 2010, l’évidence en fit un classique absolu de la pop française – toutes époques confondues. Le groupe Young Michelin restait confidentiel, mais, imaginions-nous, pas pour très longtemps. Car Romain Guerret (chanteur parolier, ex Dandolo), Arnaud Pilard (guitare), Romain Leiris (basse), Vincent Pedretti (batterie) et Laurent Maudoux (claviers) venaient d’écrire et d’enregistrer LA chanson des cœurs blessés adultes. Aucune minauderie adolescente sinon le récit sincère, résigné, d’une séparation entre grandes personnes. Le titre sonnait un peu underground, ce qui lui donnait une certaine authenticité mais le condamnait à une honteuse confidentialité.
Pour cause de procès avec le bibendum Michelin (on connaît l’histoire), Young Michelin se rebaptisa donc Aline. Et il semblait logique que Romain et son gang puissent offrir une seconde vie à Elle m’oubliera. L’histoire, cruelle, n’aurait eu de cesse d’embêter Romain sur l’existence d’un pur chef-d’œuvre uniquement connu de quelques happy fews. Non, vraiment : une chanson telle que celle-ci se devait de conquérir les ondes, d’échapper au secteur privé.
En 2012, Je bois et puis je danse (autre classique) annonçait le « premier » album d’Aline (Regarde le ciel, édité l’année suivante). Et quelle surprise d’y retrouver Elle m’oubliera (qui deviendra logiquement second single en 2013)… Mieux produit, doté d’un chant plus affirmé, exploitant avec fracas son démentiel final électrique (à la Johnny Marr, oui), Elle m’oubliera retrouvait une nouvelle jeunesse. Si Regarde le ciel était, et reste, l’un des plus beaux disques de pop française des trente dernières années, ce titre, en revanche, dans sa version « grand public », tutoyait définitivement l’éternité.
L’alchimie à l’œuvre dans certaines chansons s’explique parfois difficilement. Il suffit d’une inspiration « géniale », d’une connivence instinctive entre musiciens, et l’accord entre tous permet de donner naissance à une chanson tellement logique qu’elle semble nature. Les plus grands titres ne proviennent guère d’une démarche théorique, ils apparaissent soudainement. Les astres y étaient banalement favorables : chant, guitares, mots, basse et batterie se joignent, se répondent, s’intensifient l’un l’autre.
Comment néanmoins expliquer, ou tenter d’expliquer, la beauté d’Elle m’oubliera ? Il y a cet harmonica maussade et ce jingle-jangle à la Felt, puis cette conclusion qui semble détruire l’allégeance aux « héros » de notre adolescence (Sarah, Smiths, Lawrence) pour mieux signifier la nécessité adulte du titre. Elle m’oubliera est une jonction entre nos dernières bribes baudelairiennes (ou Oscar Wilde) et la clairvoyance de l’étape « femme / enfant (s) / famille » : il ne s’agit plus de s’apitoyer sur soi-même mais de relativiser les aléas de l’existence.
La force d’Aline est de ne jamais condamner le romantisme des premiers émois musicaux. Au contraire : le groupe réinvestit les lamentations d’une pop song anglaise exutoire (dont les Smiths resteront archétypaux) avec le point de vue d’un adulte qui distancie l’éternel retour du spleen adolescent. Elle m’oubliera parle du regard que porte un trentenaire ou quarantenaire sur son ancienne misère affective. Donc sur ses disques étendards. L’oubliée dont parle Romain dans ses paroles n’est pas tant une énième amoureuse que cette collection Sarah Records dont-il faut bien un jour s’émanciper pour grandir (ou, dans le cas Aline, pour trouver son propre chemin musical).
« L’hiver est là et moi je n’en veux pas », chante Romain dans des intonations étrangement neutres. Confession Aline : à bas le rétrograde, trouvons chacun notre propre voie. Le deuxième album du groupe insistera dessus : une Vie électrique est bien plus profitable qu’être un Mauvais garçon.
Photo : capture d’écran du clip.