Incompris et invisible en 94, l’album Nijinsky reste pourtant l’acmé discographique du Darc solitaire. Le titre éponyme (enregistré en version rock et acoustique) en dévoile beaucoup sur les tiraillements de Daniel, en cette décennie poissarde : dandy ou à vif ? Un masque sur le visage ou bien les mots à nu ?
Crédit photo : Daniel Darc aux Eurockéennes 2008 par Nicolas Dormont (via Wikipedia)
Polar et confessions
Au tout début de Taxi Girl, Daniel Darc écrit de la série noire. Influencé par Chandler et par le cut-up burroughsien, le garçon associe des instantanés décrivant des « gouttes de sang », une fille qui se « tranche les veines » ou un inspecteur qui « vomit dans ses mains ». C’était tout aussi troublant que fantasmagorique. Cette inclinaison aux histoires de crimes sataniques, Daniel l’abandonne dès le maxi Quelqu’un comme toi : soudainement, les mots virent à l’intime, à la désillusion amoureuse, à la confession privée. Jusqu’à consacrer l’ultime morceau de Taxi Girl (« Je suis déjà parti ») au… split de Taxi Girl.
L’album Sous Influence Divine poursuit dans cet axe « cœur brisé » : il est le seul garçon sur terre, implorant l’élue de partir sans se retourner, convoquant Françoise Hardy pour savoir comment lui dire adieu. Il s’agit de la mouvance sentimentalo-mortuaire de Daniel Darc, son côté Motorcycle Boy : un prince en exil dans un monde qui ne lui ressemble guère, une perception trop aiguë de la vie, une brève condamnation à la solitude. Pas un hasard si Daniel, pour son album suivant (et probablement son chef-d’œuvre), s’identifie à la figure du danseur Russe Vaslav Nijinsky (ou Nijinski, selon la langue), lui aussi déphasé par rapport à l’époque, lui aussi précurseur incompris.
À l’origine, durant les brouillons de son deuxième opus solo (et de sa chanson titre) – troisième si l’on compte le sublime Parce que avec Bill Pritchard –, Daniel Darc cherche un refrain en forme de nom d’artiste ou d’activiste. Il pense à Baader, mais ce n’est pas très rythmique. Sortant de taule, Daniel tombe sur un bouquin consacré à Nijinsky ; il l’achète et commence à le feuilleter dans le métro. Soudainement, une femme lui fait un signe : Daniel est en train de saigner du nez, et, sans qu’il ne s’en aperçoive, son propre sang se mélange aux pages consacrées à Nijinsky. Un signe évident : son prochain album se nommera Nijinsky.
Trottoir et Dieu
Un pied sur le trottoir
Et l’autre qui brise une vitre
Ça forme un angle bizarre
Je trouve ça plutôt chic
Les premières lignes de la chanson peuvent renvoyer aux chorégraphies avant-gardistes du danseur Russe : un pied dans la réalité, et l’autre qui fracasse la norme bien-pensante, quelque chose d’étrange (et de difficilement acceptable pour les esprits cartésiens) mais qui, même en 1912, sidérait par son évidente beauté. Il n’en est cependant rien : l’intro de la chanson parle d’émeutes, d’insurrections, d’une manifestation qui tourne à la casse. Pour Daniel, fracasser une vitre ou un omnibus, c’est un geste élégant, punk et sincère (encore faut-il se remettre dans le contexte de l’époque, 1994 : la destruction ne s’affirmait jamais en toute gratuité, elle signifiait encore une nécessité pour dire « non »).
En fait, dès le début du titre, cette évidence : Daniel avait déjà écrit les paroles avant de découvrir la personnalité de Nijinsky. Le hasard, toujours lui, ne faisant que corroborer l’identification de Daniel au chorégraphe schizophrène.
Je me moque de savoir
Si j’ai tort ou raison
Je n’ai aucune mémoire
J’oublie toutes mes leçons
Le cut-up revient ici à grande enjambées, mais avec aristocratie. Démarrant sur une certaine vision du soulèvement populaire, Daniel replace soudainement son texte dans une pensée aussi fugace qu’autobiographique : c’est vrai, Daniel oubliait tout (jusqu’à inscrire chaque numéro de téléphone et rendez-vous… sur l’un des murs de son appartement – selon l’adage prôné par Abel Ferrara : « un mur ne se perd jamais »).
Mettant en cause sa mémoire défaillante, Daniel, façon mea culpa, précise également que s’il oublie tout, s’il déroge aux amis ou aux invitations, le blackout (lié aux substances) lui donne un je-m’en-foutisme à lui pardonner. Le thème de Nijinsky dévie : d’une pensée globale, le texte bifurque vers l’interrogation d’un ex junkie à l’égard de soi-même (les trous de mémoire, l’égoïsme, l’absence de remords).
Mon cœur se brise souvent
Mais se répare très vite
Mon corps plus fort qu’avant
Dans mon cerveau habite
https://www.youtube.com/watch?v=BaWV3zyMf9Q
À partir de Quelqu’un comme toi, l’angle du désespoir amoureux ne quitte plus Daniel Darc. Cela devient une constante. Mais avec une lucidité ironique (Toutes les filles sont parties) ou fortement résignée. Cette partie de Nijinsky ramène le compositeur vers sa principale obsession, tout en évitant l’auto-apitoiement : un cœur se brise mais finit toujours par retrouver goût à la vie, inutile ainsi de verser dans le lacrymal. L’hyperréalisme tire ici vers l’intemporalité : en parlant de soi, Daniel, par ce genre d’évidences enfouies, transforme la confession de la chanson en message destiné à tous. Rien que pour cette phrase fulgurante, Nijinsky s’impose comme l’un des sommets stylistiques de Daniel Darc.
Je dessine un nageur
Vous le croyez noyé
Si je peins une fleur
Vous la voyez fanée
Pour l’unique fois au cours de sa discographie, Daniel se rebelle contre sa propre image (du moins, celle renvoyée par les critiques de l’époque) : l’ex Taxi Girl pouvait effectivement écrire sur l’amour pur (sans lendemain qui déchante), l’image reflétée (selon l’opinion publique) aurait néanmoins pactisé avec du morbide sous-jacent. Or, non, affirme Daniel : derrière les excès, la provocation, le nihilisme et la radicalité, il n’est qu’un môme se protégeant derrière la façade autodestructrice (pour s’extraire du mal-être et des tentations suicidaires, banalement).
N’ayez aucun remords
Le jour de mes obsèques
Au-dessus de mon corps
Dieu
Dansera avec
La conclusion n’aide pas vraiment à déterminer si Daniel se réfère à Nijinsky ou bien si, par un hasard bienfaiteur, cette dernière partie faisait expressément sens avec l’existence du chorégraphe – alors qu’à l’origine, Daniel, semble-t-il, l’écrivit tel un message à son public de fidèles. Cependant, par cette ambiguïté, l’auteur vire au mystique : si la figure de Nijinsky fut accolée à un texte préexistant, l’osmose entre le danseur Russe et le Dorian Gray punk atteint là un modèle de connivence, d’identification fataliste. Par un étrange effet, Daniel Darc, dans cette idée d’écriture automatique, rejoint l’intitulé de son album : Daniel est Nijinsky, et Nijinsky était déjà Daniel.
Album maudit
Mal distribué par le label Bondage Records, ce deuxième opus solo est un échec commercial (« les gens voulaient l’acheter, mais ne le trouvaient pas », dira Daniel). D’un point de vue réception critique, les avis sont favorables mais sans réel engouement (Les Inrocks, par exemple, alors mensuels, ne lui accordent qu’une chronique expéditive en fin de journal). L’absence de succès, alliée à la réputation junkie de Daniel, annonce une très longue traversée du désert pour son auteur (dix ans de purgatoire).
Largement réhabilité avec le temps, Nijinsky s’impose toujours comme une claque à mi-chemin entre Lou Reed, Coltrane, Morrissey et Kerouac. Enregistré avec les excellents Pure Sins (George Betzounis et sa copine Ria De Spell – également aux commandes du projet Delaney Blue), l’album laisse entrevoir ses fissures : Daniel s’y planque derrière une image dandy, clown de Dieu, nonchalante et désinvolte ; mais le vernis craquèle à de nombreuses occasions, révélant un romantique blessé, une assurance camouflant la timidité d’un faux adulte. Nijinsky en dévoile beaucoup sur Daniel, tout en utilisant cet intitulé comme un masque protecteur.
I discovered Taxi Girl in the 1980’s. In their entire musical career, they never received a U.S. record label deal. They were completely ignored on every FM radio station that specialized in New Wave, Alternative Pop, Synth Wave and Punk Music. Also, their albums and singles never appeared in the import music sections of any of the major record stores, from Los Angeles to New York City and Boston. They received no notice in U.S. music publications at the time. So, you ask, how did I discover them? Completely by accident. Exactly one French import album on CD, Suite Et Fin?, from 1989, was there in the lowest discounted section in a bin, in an L.A. record store. The CD was still shrink wrapped, buried among hundreds of other reduced/final price CD’s. My guess is, it appeared in the shop as part of an over the counter trade deal from a customer.
I took 1 glance at the cover, checked out the track listing and bought it immediately. As soon as I got home, it was playing on my stereo system. Instant love, for me, for this band I needed to learn so much about. In 1990, when an acquaintance of mine was about to take a business trip to Paris, I told him, « Please, buy everything you can find in the Paris record stores, from Taxi Girl. » He already knew I’d pay him back! Upon his return, I now owned their entire catalogue on CD.
When I went to France in 1995 and 1996, I sought out anything I could regarding Taxi Girl, thus acquiring all of Daniel Darc’s music- including Nijinsky. When I returned to France again, in 2004, I bought his latest release, issued that year- Creve Cour. My loyalty to Mr. Darc’s voice, stance and musical style was constant.
He’s been gone too long, too soon, but I’m glad I discovered him and Taxi Girl when I did, 30 years ago. Maybe that solitary Taxi Girl CD, in an L.A. record store discount bin, was waiting for the right person to buy it, own it, and realize how special this band was. Ignored by everyone else, I knew it was meant for me. Fate guides us where it will take us.
Thank You et Merci, for your wonderful, insightful article.
Joe Mac Pherson
North Hollywood, in Los Angeles, California
Je ne reviens pas sur votre analyse qui est assez juste même s’il y aurait beaucoup à dire. La musique est mise sur une photo, reprise également pour le film de Marc Dufaud, sans citer l’auteur qui a des droits sur cette photo. La photo a été prise à Bordeaux sur le toit du Hangar du Chat bleu applaudi balance par le chanteur du groupe For Roses (Thierry Barrera) que Daniel avait produit et qui assurait la première partie du concert de Daniel et les Weird Sins (avec Georges et Ria) ce soir la (1992 ou 1993??). Toutes les maquettes de Ninjinsky ont été enregistrées chez moi à Bordeaux dans mon studio. J’étais le guitariste de For Roses Et présent lors de cette prise de vue. J’ai encore les maquettes de Ninjinsky, dont un inédit (absent de l’album mais que l’on peut entendre je crois sur un disque collectif bien plus tard). Je sais donc ce que dit Daniel lors du talk over enregistré à la fin mixé bien trop bas pour être audible…
Donc ce serait élégant d’indiquer l’auteur de la photo.
Edwin Le Heron
Bonjour Edwin, il est parfois très compliqué de récupérer les crédits. Nous venons, suite à vos remarques, de retirer celle-ci. Nous l’avons remplacée par un cliché en Creative Commons disponible via Wikipedia.
Un cliché qui cadre moins avec l’époque. 😉
Bien à vous.
Je parlais de la photo qui est sur le lien pour entendre l’enregistrement de Nijinsky. Vous pouvez conserver le cliché pour illustrer le morceau Nijinsky, ce n’est en rien une question d’argent bien sûr, et l’autorisation vous est donnée, juste indiquer l’auteur. Marc Dufaud l’a utilisée pour l’affiche de son film et j’ai retrouvé cette photo placardée dans le métro, sans que soit indiqué son origine. Je tenais donc à vous la signaler.
La photo est prise à Bordeaux par Thierry Barrera du groupe For Roses sur le toit du Chat Bleu un après midi de 1994 ou 1995 peut être avant un concert de Daniel Darc et des Weird Sins (devenus peut-être déjà les Pure Sins, en tout cas avec Georges Betzounis et Ria de Spell). Comme Nijinsky a été maquetté à Bordeaux chez moi dans mon studio Chloé P…, une photo de sa période bordelaise est donc tout à fait indiquée.
Edwin Le Heron