Est-ce parce que cet album a vu le jour au beau milieu d’une canicule à laquelle il va falloir s’habituer qu’on l’a passé sous silence, trop occupé à chercher mille et une façons de se rafraichir le corps ? A l’heure de dresser le bilan de l’année 2022, on ne peut que constater qu’il aurait au contraire suffit de le diffuser un peu partout pour climatiser plus efficacement et moins stupidement qu’un stade qatari les esprits à défaut des corps en sueur. Sorti fin juillet sur le label brestois Too Good To Be True, Death Drive, déjà cinquième album du duo canadien Chevalier Avant-Garde en 11 années d’existence est donc une de ces petites bombes à retardement qui n’explose pas en temps voulu mais vient vous péter à la figure au moment où vous vous y attendiez le moins. Il est de ces disques un peu discrets malgré un visuel de toute beauté signé du photographe Yves de Orestis que l’on joue d’abord un peu mécaniquement, sans trop y faire attention mais qui, petit à petit, devient celui « qu’on a envie d’écouter » et qu’on va chercher dans la pile puis celui qu’on va laisser au sommet de la pile pour finir par ne plus quitter un temps la platine. Point de hype pour faire comme les prescripteurs du bon goût, point de noms ronflants non plus, Death Drive finit par s’imposer de la façon la plus objective qui soit : un nombre incalculable de rotations et des rengaines, nombreuses, qui restent à l’esprit. L’affaire, quoiqu’entendue, n’était pas gagnée. Jouissant d’une petite réputation de ce côté de l’Atlantique, de précédentes sorties sur des labels aussi pointus que Skrot Up à Copenhague, Where To Now ? à Londres ou chez les parisiens de SVN SNS les plaçaient de fait dans un carcan électro-cold pas forcément facile d’accès alors que leur musique a toujours été plus proche d’une synthwave un peu fraiche, certes, mais plutôt entrainante et mélodique.
Death Drive, premier album en huit ans, voit le duo poursuivre son œuvre synthétique, condensé d’évolutions balayant un spectre climatique qui va de l’ère glaciaire au réchauffement actuel. Expatriés gréco-égyptien pour l’un, Dimitri Giannoulakis et polonais pour l’autre, Filip Minuta, ils ont su trouver en Montréal une société libre et multiculturelle qui convient à merveille à l’expression de leur musique. Pas question pour autant d’avant-garde ; « proto-néo-rétro », rien ne les agace autant que d’être réduits à la symbolique de ce qui n’est pour eux qu’un simple nom qui claque bien. De fait, engagés dans une démarche artistique qui n’a rien d’inédite, ils revisitent à leur façon des décennies de musiques synthétiques qui ont forgé leur culture musicale et les ont nourris d’influences aujourd’hui bien digérées. De caves en clubs, de grandes messes noires en stadium électrisés, la musique de Chevalier Avant Garde ne s’interdit aucune divagation. A aucun moment le duo ne cherche à choisir entre DAF et Ultravox et sa ligne de conduite, finalement plus sage que mortelle, l’amène dans des territoires jadis fréquentés par les tenants de la maison Factory, The Wake en tête. Le duo développe cette capacité à être aussi intéressant lorsqu’il se montre dansant et entrainant que quand il baisse le rythme et tamise un peu la lumière. A la fois dépouillés mais aussi très produits et arrangés, habilement construits, tous les morceaux se parent de petites trouvailles foisonnantes ou de clins d’œil dont la recherche rend l’écoute passionnante.
Le ton est donné dès le début où au très 80’s et clubbing Stranger et son désormais habituel détournement vidéo plutôt drôle et réussi succède le glacial et lancinant Underpass qui nous rappelle qu’au Canada, ça pèle pas mal quand arrivent les frimas hivernaux. L’emballé et emballant State Of The Union, véritable hit logé en milieu d’album, lui aussi accompagné d’une vidéo absolument exquise, d’un point de vue capillaire notamment, est pour le coup à écouter avec précaution car au volant, il risque effectivement de réveiller vos bas instincts et vous faire écraser le champignon de manière inconsidérée. Plus cold mais tout aussi dansant, l’impeccable Corner prend de faux air de Clan Of Xymox ou de Norma Loy pour rappeler que de tout temps les corbeaux ont aussi su squatter les dancefloors. En baissant le ton, sur les chaloupés et sombres Another Match, Passing Lane, Funeral Parade, ou encore Last Stop, Chevalier Avant Garde s’enfonce dans une apparente noirceur qui laisse cependant entrer la lumière : ici des guitares étincelantes, là un petit motif de synthé entêtant et à chaque fois une mélodie lancinante qui accroche sans aucune peine. « Deux salles, deux ambiances » comme on dit ; et on ne croit pas si bien le dire. La conclusion de Death Drive, comme ces livres d’ados dans lesquels on pouvait choisir sa fin offre deux directions opposées : sur le vinyl, Sunset All Night développe son atmosphère nimbée de mystère, un chant fantomatique qui s’égare dans le brouillard, des claviers inquiétants, des basses électroniques qui vous étouffent tandis qu’un beat puissant martèle les battements d’un cœur au bord de la rupture. Une noirceur infinie de toute beauté qui contraste avec Roses, morceau bonus à l’inverse plutôt guilleret comme un Jacno rectangulaire qui conclue la version digitale sur une toute autre porte de sortie.
Impossible de dire quel Chevalier Avant Garde est le plus intéressant ; les deux le sont tout autant et si le duo excelle en montant franchement le rythme, il est tout aussi efficace en le baissant. Si Death Drive se présente comme un jalon important dans la discographie du duo, c’est qu’il l’ancre chez Too Good To Be True dans un univers nettement plus pop. Sans jamais renier ses racines coldwave, Chevalier Avant Garde s’impose surtout comme une redoutable entité synthétique capable de faire danser et chanter à tue-tête mais aussi d’émouvoir, de s’aimer ou tout simplement de chiller. Le tout au frais. Vous voilà prévenus pour la prochaine vague de chaleur.