Il y en a qui, avec Poverty, ont commencé à se lasser de Motorama. Le groupe russe qui avait fait son petit effet avec Calendar, il y a huit ans déjà, était devenu, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le « groupe mancunien le plus célèbre de Russie », une sorte de nouvelle coqueluche indépendante, portée par des concerts (et un label) efficaces et une fraîcheur dans ses approches que bien des groupes lui enviaient. L’amateur de musique est néanmoins souvent animé par un sentiment pervers : l’idée que les groupes ne doivent pas se répéter et courir après une soi-disant progression, tout en considérant que la dite évolution est regrettable et les éloigne de leur son originel. Débrouillez-vous avec ça, mais cela résume 40 ans de critique rock (nous compris). Motorama est l’un des groupes qui réussit à démêler cette affaire et à s’en sortir avec un peu plus que les honneurs. Dialogues en est la preuve somptueuse : le miracle est possible, tant qu’il y aura du génie en l’air, en studio et en boîte. Comment changer en faisant la même chose ? Comment se répéter en variant sa palette de douceurs/couleurs ?
Autant le dire d’emblée et franchement : cet album est sublime. C’est le pendant clair et musicalement enjoué de Poverty, un disque vif, spontané et qu’on sent capté sur le fil, enregistré sur la route, dans des instants de (rare) bonheur. Le groupe joue à l’unisson, servant comme un seul homme la vision de son leader chanteur Vladislav Parshin. La basse est le bon étalon de l’état d’esprit du groupe. Elle qui hier plombait les morceaux et les tirait vers les profondeurs les propulse cette fois-ci à toute vitesse vers le ciel et un dance-club mythologique aux faux airs de Macumba-sur-le-don. Ceux qui connaissent les pays de l’Est apprécieront. On n’en est pas encore à la basse funky mais tout pétille ici comme si on venait de déboucher le champagne en studio. Ecoutez donc Sign, le troisième morceau, et vous comprendrez mieux ce qui passe. Motorama n’a jamais sonné autant comme The Smiths. C’est le son jangly et bucolique d’un groupe qui marche sur l’eau, d’un groupe qui sait où il va et où chacun enchaîne sa partie avec la plus grande fluidité. C’est ce qui frappe ici la plupart du temps : le sens du courant, la fluidité, la façon dont tout s’enchaîne merveilleusement. La musique de Motorama agit comme une longue caresse triste. Il est assez rare d’être confronté à un tel sentiment. Le single Tell Me est somptueux. La mélancolie exprimée par Parshin est bouleversante, comme il regarde l’autre dans les yeux « Tell me is it hard/ To love each other ?». Son drôle d’accent anglais lui fait prononcer parfois love comme loathe ou laugh, si bien qu’on voit défiler devant nous plusieurs significations à son questionnement.
Dialogues est à sa manière plus enjoué et solaire que Poverty. Motorama tutoie la synthpop sur plusieurs morceaux et s’éclate littéralement sur un titre comme By Your Side, qui termine le disque de la meilleure des manières. « Poverty is nothing for you. It is nothing for me », chante-t-il à l’ouverture en clin d’œil incroyable à son ancien disque. «.. when i’m by your side. » Le gimmick au clavier/synthé est imparable et nous voici encore face à une chanson mémorable. By Your Side est un miracle d’équilibre. « Tell me/ What is it for you/ To be a part of a secret company/who live (with) a man like me ? » C’est exactement ça, même si on n’a pas retranscrit correctement le dernier segment. La musique de Motorama a une force communautaire qui donne à ses auditeurs l’impression de rejoindre une compagnie de l’ombre, aussi solide et nucléaire qu’un couple amoureux. Dialogues est un album intimiste, souvent concentré sur le rapport à l’autre. Certains titres évoquent l’absence, la solitude (Loneliness), l’attention aux petites choses, la perfection accrue du détail qui vient avec la révérence à autrui (Above The Clouds), le lâcher prise (sur le fabuleux Deep « Deep/ I drank too much/ I’m not here anymore/ I drank too much »). La perspective est très lévinassienne. C’est la présence de l’autre qui éveille, jusqu’à illuminer le monde et à le faire exister à nos yeux. Ce sentiment de révélation et de dépendance à l’autre peut amener une certaine angoisse de dissolution, exprimée ici sur le magnifique I See You, où la figure de l’amante peut tout aussi bien être perçue comme celle d’un fantôme ou d’un monstre. « When i close my eyes, i see you ». TU es partout. Le slogan est grandiose. L’album, aussi bien par l’intrication des instruments, ses variations de ton, que par la richesse des textes et des interprétations qui en découlent permet tout aussi bien de danser que de se perdre dans la rêverie. On flotte, comme en apesanteur, dans un état proche du ravissement. Par charité et pour ne pas éventer la chose, on ne dira rien sur Reflection. C’est notre morceau préféré. Pas le plus entraînant, ni le plus tape à l’oeil mais celui qui symbolise la formidable séduction de cette collection de chansons. On a dit rien. Alors stop.
L’une des caractéristiques de Motorama est décuplée ici : la capacité à émouvoir et à transporter à la fois. Dialogues est l’album le plus dansant, le plus remuant, le plus entraînant du groupe, c’est le plus léger et le plus subtil aussi. A l’échelle de ce groupe très productif, l’apparition d’un tel album n’est même pas un miracle, juste la rencontre d’un savoir-faire (immuable) appliqué à un état émotionnel en partie nouveau (la joie, on l’imagine, l’amour sûrement). Le tout correspond à un état de grâce créatif qu’on souhaite le plus long et fructueux possible.