Vous l’avez probablement découvert il y a peu dans la récente émission Hôtel du Temps qui redonnait vie à Dalida, lors d’un entretien avec un Thierry Ardisson rajeuni : ce que les américains appellent le deep fake (faux profond), cette utilisation de la technologie animant de vie un visage usurpé plaqué sur un autre, vise à duper, à gouverner nos vies d’illusions, altérant nos souvenirs, désirs et perceptions du réel. La légende de Compton, Kendrick Lamar emboite le pas de Thierry avec sa cinquième livrée The Head Part. Et un clip usant de cette technologie nous laissant coi. Comme chaque morceau tête de mêlée, celui-ci se veut l’antichambre du nouvel l’album Mr. Morale and The Big Steppers, lancé en grande pompe et attendu par une presse en chaleur ce vendredi 13 mai.
Bon, et le morceau dans tout ça ? Comme d’habitude : plutôt bien, voire plus. Entre le bon et le bien, voilà. Quand on regarde la scène rap US, on aimerait même rajouter : de bon goût, oui. Car à part Kendrick Lamar ou d’autres phénomènes comme Frank Ocean, Miguel, ou Tyler, The Creator, la scène rap US, c’est la fête du slip un peu. On aime les fêtes du slip ici, attention ; on adore même beaucoup beaucoup, surtout quand il y a des grands poitrails, de l’égotisme à gogo, et du bon bling-bling qui fait boum-boum. Mais bon, quand y en a trop (surtout d’égo) et que l’on rentre dans une routine facile, c’est pas folichon, hein… Chez des puristes comme nous, on veut s’allumer.
Ainsi, les petits gars de Los Angeles ou d’Atlanta qui ont le calebut un peu moins levé mais le ciboulot mieux élevé se taillent des parts de lion dès que l’éclair de génie prend. Quitte à ce que la presse musicale s’enflamme un peu trop vite à les surestimer, à notre goût. Car oui, la routine, personne n’y est à l’abri, même les grands Q.I. « L’habitude, ce confort mortel » disait ce lourd tonton Mitterand. Hop hop hop : on vous voit faire la mou. Kendrick Lamar est une des figure du rap les plus excitante de la scène, y a pas photo. Mais voilà, on aurait apprécié une entrée en matière de l’ampleur de The Head Part 1, il y a 12 ans, ou même du dernier, The Head Part 4. Ce The Head Part 5 est bien sous tous les rapports, aligne tout ce qu’on attend de lui, mais c’est probablement le plus décevant des cinq.
Reste que ce petit violon funky, tout droit sorti de chez bon papa Marvin Gaye (le morceau I Want You est utilisé comme échantillon), nous joue des tours. Le tout donne un aspect joliment vintage et ressemble à une bonne instru de Jungle, un rendu sonore assez authentique similaire au groupe de Bruno Mars et Anderson.Paak, Silk Sonic, mais légèrement plus craspec. Le morceau en vient même à adopter une rythmique de jazz latino, entremêlée avec nous ne savons quoi de foutraque (probablement les chœurs irréguliers, incontrôlables, qui se mêlent les pinceaux) donnant la place aux rues, ces ruelles des quartiers populaires de New York ou Philly que nous connaissons, nous, de la petite lucarne. Bref, le morceau fera plaisir à ceux à qui la trap d’Atlanta débecte.
Pendant ce temps, Oklama (un de ses multiples alias et personnages) débite du feu de dieu les vérités du terroir urbain, sur ce ton typiquement incantatoire et tribun qu’ont toujours eu les pasteurs en ce pays, mais sans sermonner. On y parle de violences urbaines et des rapports avec la police (évidemment, sujets obligatoires, mais pas si appuyés que cela), mais aussi de l’alcoolisme, de la dureté du labeur en Amérique, cette violence muette du pays des miracles. Kendrick peigne la rue en l’englobant, en adopte un point de vue omniscient, un rafraîchissement à l’époque du tout à l’égo. Et quand celui-ci revient à lui, c’est pour une réclamation attendrissante, un appel, un peu comme certains morceaux pathétique de Kanye West : (I want) x 3 / But I want you to want me too / I want the hood to want me back. On retire de cela l’optimisme dans la difficulté, la douleur dans les épreuves traversées, si typique de la culture afro.
Bref, ça passe. « C’est carré », comme disent les ados en bave. Sauf que nous, on veut triper quoi ! Le clip est, pour le coup, assez étonnant dans ses choix. Se morphant coup sur coup en Kanye West (le vilain qui aime Trump) puis Will Smith, Kobe Bryant ou une victime de faits divers comme le rappeur Nipsey Hussle, Kendrick nous dit qu’il assume tout. Qu’il assume être un porte-étendard de la communauté noire et de ses ruelles violentes, mais qui trime. Qu’il assume ses injustices (qu’il dénonce en prenant le visage de Hussle), mais aussi ses crimes (Smolett a été mis en prison pour un fait grave) ; qu’il assume ses victoires (la carrière irréprochable de Bryant) comme ses déceptions (le coup de sang de Smith), ses défaites. Un refus de manichéisme bienvenu dans un rap US pas toujours fin sur ces sujets. C’est tout comme si Lamar s’assumait comme un véhicule, un messager et un corps, la pluralité des voix s’incarnant en lui. La presse chichiteuse grincera probablement des dents à l’évocation de West, mais elle passera outre quand on est détenteur d’un Pulitzer (reçu pour Damn). Ce sont les petits plaisirs que la technique nous offre, il ne faut pas sans priver. Rendez-vous donc ce vendredi, chez nos disquaires… euh non, Spotify, que dis-je.