Les églises se vident ; les cloches s’arrêtent. Dieu est mort une seconde fois, remplacé par le grand Méta ! Loué soit le Seigneur, prophète Kanye arrive pour faire fuir les marchands du Temple et appliquer un massage cardiaque au petit Jésus. Après avoir traversé de multiples scandales et déboires personnels auxquels il est abonné, son dixième album, Donda, est fin prêt pour réveiller le plus glorieux des monothéismes, en jonglant avec des cierges et des bâtons de TNT. Ça sent l’sapin…!
Le plus grand défaut de ce nouvel album de Kanye West est probablement de durer… une heure quarante. Il en existe des bons où il n’y a rien à dire ; il en existe des mauvais qui mériteraient une thèse. Donda est de cette race-là. C’est un peu comme ces énormes burgers bourratifs, des étouffe-chrétien à quatre étages dégoulinants de cheddar. Ou, s’il fallait tenter la comparaison cinéphilique, un Expandables tourné par Terrence Malick, mais dont les acteurs seraient tous les recalés de la bien-séance américaine post-Obama : feu Pop Smoke (deux pruneaux dans la tête depuis), l’infidèle Jay-Z, Chris Brown, aka l’homme à la gifle légère et même Marylin Manson, qui, coupes obligatoires… n’apparaît même pas dans l’album final! Sans oublier l’auteur himself, génie du chaos jouant l’oiseau voltigeur entre chutes et ascensions. Ne manquait plus que R. Kelly pour que l’équipe des taulardeux magnifiques soit au complet, mais il était occupé à autre chose a priori… Bref, tout est là pour ce qui s’annonce être un plaisir coupable. Passé encore par une énorme dépression, accentuée par le récent échec aux présidentielles de Trump et un coûteux divorce avec l’une des femmes les plus désirables du monde, Kanye fait tomber la bure. Des événements malheureux que nous zieutons non sans un mélange de honte et de fascination pour voir sa traduction en musique, mais, plus encore, ce qu’il en est de son nouveau couple avec Dieu.
Jesus Lives Matter (More!)
L’album menu King Size de 27 pistes débute par un Donda Chant serinant le titre, par ce que l’on imagine aisément être une bigote black obèse atteinte d’hyperglycémie christique après avoir avalé un pot Ben & Jerry’s saveur chips devant KTO à Noël. Un bon avant-goût de l’album. Prêt à jubiler de voir la fragilosphère en PLS? Paré au delirium XXL qui pointe? On s’y lance à corps perdu, Kanye contre tous, Dieu à la proue.
« I’ll be honest, we all liars« . Ça, c’est dit. Jail débute sur ses paroles, accompagnées de trombes de guitares électriques faisant monter le piment. Ne le cachons pas : nous avions compris que l’album était destiné à partir en quenouilles. Nous sommes là pour le potentiel contre-sociétal, sulfureux de celui-ci. Car oui, il fût un temps où la critique musicale aimait les mauvais garçons et leur refus de la normalité, se situant en contrepoint d’une société aux rangs policés. En à peine quelques années, tout s’est inversé : les peine-à-jouir et autres auditeurs politisés n’aiment plus les albums de Kanye, non pour leur musique (appréciée en soi), mais les détestent pour l’originalité de cette pensée « réactionnaire dissidente » : l’amour d’un dieu chrétien, et son affirmation, n’ont jamais été aussi vilipendés en Occident qu’à notre époque. Le paradigme s’est renversé sur lui-même. La Bible est devenue une plage de contre-culture. Autant le dire : Donda n’est pas un excellent album, mais cela non pas pour des raisons idéologiques, mais esthétiques. Et il aurait pu l’être, avec quelques calmants supplémentaires.
Nous professons la juste parole en ces pages, et nous osons l’affirmer ici : Kanye West est peut-être la dernière rock star punk encore vivante de par sa liberté, étant donné l’ampleur de son auditorat. Capable de parler de Dieu (un peu trop même), de dépression, d’amour envers son ex et de la détestation de ce que son couple a incarné au sein d’un même couplet. Que les plus âgés qui haïssent West uniquement pour son soutien à Trump ou Jésus se demandent s’ils n’ont pas dévié dans le camp de la bienséance, conformiste, dominant. Bret Easton Ellis l’a montré dans son essai White, West est un punk, et pas par sa couleur, mais parce qu’il apprécie tout autant Jesus que l’homme à la houpette de la Maison Blanche, et, manque de chance et erreur de casting, il est bien noir et issu de quartiers populaires! Les dents crissent. Kanye West est l’anomalie ultime d’un système érodé par ses contradictions intérieures, un modèle de réussite tout autant qu’un anti-modèle, un homme dont la femme est le produit d’un décadentisme économique qui l’a construit tout autant qu’il l’abhorre. Sa nature le pousse alors à tremper sa plume dans l’acide, et d’en foutre … partout.
Donda tire à balles réelles sur tous les tabous. On aurait même aimer qu’il soit plus méchant, qu’il y aille à la tractopelle dans les paroles, le rap étant le terrain de jeu idéal de tous les l’excès. La pochette, d’un je-m’en-foutisme de celui qui n’a plus rien à prouver, est en soi un glaviot envoyé dans la trachée de BLM, qu’il torpille assez finement dans Jail en s’incluant dans la mêlée (« we all liars »), tentative maligne de fédérer juste après un tacle derrière la nuque. La plume n’est guère toujours élimée, mais elle est énergique et enjouée, montrant que Kanye en a encore dans la tripaille. Pourquoi cet artiste est hors normes? Par ce qu’il est Off The Grid : incontrôlable et incapable de jouer un rôle, contrairement à la dynastie Kardashian. Il y éteint, et plus d’une fois, tous les fantasmes courant autour de la vie de célébrité, et éreinte toute envie de désirer sa vie. Tous les wanna-be influenceurs biberonnés aux téléréalités y verront leurs espérances violemment douchées. On suppose que cela échappera aux critiques déshonnêtes, de même qu’aux auditeurs du samedi soir. Jamais un album fait par un pion aussi élevé dans la strate du star system n’aura autant dégobillé sur celui-ci, comparant sa situation de millionaire à une prison mentale… et maritale! La Kim en prend pour son grade, et là encore, le résultat est fascinant.
Kanye est sans-gêne et déballe, sans une once de honte, tout ce qui est à déballer. Et cela sans jamais tomber dans le voyeurisme des tabloïds. D’ailleurs, cela aurait été une redite, car tout y a été déjà dit. Loin de là l’idée que nous serions pernicieux en observant la réaction de drames sur leurs auteurs, mais la chanson (et encore plus le rap) est, de tous les « arts », le plus confessionnel par essence, encore bien plus que la littérature. Alors quand on parle du mari de la reine d’un empire sororal assis sur un cul, on risquait le pire. Et pourtant, West s’épanche sans honte sur sa solitude, ses angoisses, ses désirs de suicide, des choses qu’aucun rappeur noir n’oserait dire. Et quand Kanye tente une audacieuse analogie d’elle (la Kardashian) en Lui (Dieu) qui en fera hurler (de rire, ou pas) plus d’un dans Lord I Need You, n’est-ce pas tout bonnement nous rappeler qu’Il est partout en Sa création? West la critique de manière virulente, mais ne la salit jamais (le pathétique I don’t wanna die alone / I get mad when she gone / Mad when she home, sad when she gone, tiré de Come To Life, est parlant), et c’est là une preuve supplémentaire le rendant incroyablement aimable malgré les chevilles. Kanye West se situe tellement aux deux bords des excès qu’il est de ces mégalo attendrissants, qui, par leur absence de filtre, nous lancent dans des crises de fou rires tant son rapport à sa dernière conquête, Dieu, est charnel. Nous en venons à nous demander si cela n’a pas précipité le départ de Kim.
Nobody fucks with the Yezus
Dépeinte comme une sainte, la mère de Kanye, Donda West (morte en… 2007, un peu tard pour un hommage), ne peut être une autre que celle de Ye, à la fois nom de son 8ème album, mot apparaissant le plus de fois dans la Bible (soit « nous » et « toi » à la fois) et nouveau nom qu’il tente d’imposer sur sa carte d’identité… Que personne ne touche au Ye, encore plus quand le saint est schizo. L’album est aussi massif que le melon du bonhomme, qui tient sa foi en haute estime. On pourrait le railler, et pourtant, cette croyance grandiloquente mais qui doute en devient une qualité lyrique et esthétique, si ce n’est presque « morale » (au sens où nous louons l’audace), tant elle contrevient au zeitgeist. Jesus Lord, s’étirant sur 8 minutes, est conçu pour convertir les âmes perdues, levant les twerk vers le ciel. Kanye y apparait comme un enfant éploré, tirant la soutane d’un dieu muet :
And if I talk to Christ, can I bring my mother back to life?
And if I die tonight, will I see her in the afterlife? .
Évidemment, les paroles partent vite en pantalonnade. En émergent quelques pépites hilarantes, comme ici avec Believe What I Say, dans ce qui semble être un conseil assez ubuesque adressée à son ex par chanson interposée :
I be goin’ through things I had to wrote / Celebrity drama that only Brad’ll know,
Too many family secrets, somebody passin’ notes / Things I cried about, I found laughable,
Lil’ baby Jesus, ain’t laughin’, no / Don’t involve yourself in things they ain’t have to know,
The big man upstairs ain’t laughin’, no
Dieu est partout ici chez lui. Et Kanye, à vrai dire, presque nulle part. On pense alors à cette fameuse phrase de la poétesse américaine Emily Dickinson : « L’absence, c’est de la présence concentrée« . Avec près de 30 invités sur la galette, dont même des gens bien sous tous les rapports, Kanye en place peu et se concentre plus sur la composition, épaulé par une armada d’apôtres comme Mike Dean ou l’étoile montante française Gesaffelstein. Même la pauvre Ariana Grande, dont on aurait douté de la présence à l’oreille, se voit vulgairement reléguée à de la figuration sonore : la comparaison avec Malick tient encore. Tout le monde se rue vers la gamelle : l’argent n’a pas d’odeur, c’est un signe céleste en ce pays. Quant à la composition, il y aurait à redire, tant l’album est excessivement foutraque, victime d’une ambition pécheresse de gourmandise à la carrure de l’égo cosmique de l’auteur. Est-ce pour autant une raison de ne pas l’écouter? Non, car ce mauvais album est souvent génial.
Hurricane est à dresser les minettes, la voix de The Weeknd les emmenant sur le chemin de la messe. Le « Dont let me down! » est de cette puissance que seuls les croyants ont. Kanye n’y explose pas les attentes, mais cette géniale hybridation chrétienne vaut toujours mieux qu’une ennuyeuse séance de catéchisme. Kanye est apte à nous balancer à la figure quelques punchlines bien relevées comme « I was out for self / […], I was up for sale / But I couldn’t tell / God made it rain, the devil made it hail » ou, dans 24, « I know / You’re alive and God’s not / The Devil’s a lie and now he finished« , montrant que Ye a lu Nietzsche. L’hubris est là, mais pas tant, l’album étant plus un hommage adressé à Dieu qu’à lui, et encore moins à… sa mère. Dieu arrive, Kanye s’éclipse.
Black Male Privilege
West veut faire tomber les masques. Écoutons l’homélie du père West : « Quiet all the cordialness ». Keep My Spirit a ses sonorités de la cité des anges, du vent chaud coulant sous les palmiers. Il y rappelle sa haine de cette société s’exhibant. Hop là, encore un tir perdu pour les médias! Malgré les jérémiades, cet album se veut un refus de la repentance. Jonah est un hommage à un ami tué… dans un règlement de compte même pas organisé par la police (!), alors que Ok Ok évoque les trop nombreuses trahisons ayant lieu dans le milieu du rap, les noirs des quartiers populaires étant jugés incapables de construire un Wakanda soudé. D’ailleurs, nous pourrions penser que West joue à distribuer des pavés, mais avec les sujets politiques, il tance sans provocation inutile, se contentant de pointer là où ça fait mal. La culpabilité n’a pas de casquette, elle est partageable de tous ; le démon est ici-bas, et il vous regarde à hauteur d’homme. L’étonnant Junya, morceau de trap à en faire exploser les vitraux, est, quant à lui, un autre hommage… mais au styliste japonais Watanabe encore vivant (?) de Comme des Garçons, se voulant un correctif au manque de reconnaissance de celui-ci. Ye est bien plus tolérant qu’on le pense, vecteur de belles valeurs se faisant rares comme la rédemption, l’héritage ou le sens du respect. 24 est une litanie qui ressemble à du Myd (son Always The Sun) alors que Believe What I Say est une diatribe contre le piège exhibitionniste que s’est construit, au dépit de leur couple, sa propre femme, un morceau pourtant jovial rappelant ceux qu’il faisait avec Estelle, à cette époque où il fréquentait les sonorités électro-funk des gars de la French Touch. Heaven and Hell, New Again et Remote Control nous rappellent que Kanye West a bien été une pompe à aspiration auprès des Cassius, Daft Punk et de la clique Ed Bangers. Même dans ses pistes les plus pauvres, le culot est souvent incroyable. Keep My Spirit est un titre qui vous toise, alors que Praise God et ses extraits d’enfants nous évoque la M.I.A. de Paper Planes. De nouveau dans l’excellent Off The Grid, en collaboration avec Playboi Carti qui squatte deux autres titres, le nouveau 6ix9ine, rappelle à ses ennemis qu’il ne passera jamais dans un moule, et transforme toutes attaques lui ayant été adressées en marche de la fierté. Il y rabâche ses tourments, ressasse ses angoisses. Mais lui, contrairement aux autres, sait. Une belle manière de plier le rap game quand on a Dieu à ses côtés. C’est dire le toupet.
On aurait préféré un album dont la recette serait moins riche, mais, tentons, plus épicée et concentrée dans sa violence punk. Il y manque une pointe de sexe et d’élan guerrier dans cette tambouille. Malgré ce manque, on en sort exténué, kaputt. Donda est l’album du trop-plein. Nous avons loué ses qualités, mais cet album est un barnum pas possible, perclus de défauts, un xième pétage de plomb adossé à une assise financière mastoc. Certains morceaux ressemblent à des brouillons, quelques-uns se terminant de manière anormalement abrupte. Les sempiternels extraits de discours de pasteurs, proches de la charlatanerie du développement personnel, nous épuisent. Quant aux bons sons, ils pourraient être issus de n’importe quel top annuel des albums de trap américaine, Jésus en plus et l’innovation du Kanye d’hier en moins. Et que dire de sa fin, l’album étant gratiné de trois reprises inutiles, avec même des « morceaux » recyclés de l’ignoble précédent pépito bleu Jesus is King qu’on voulait tant oublier, comme si l’album sis n’était pas suffisamment bourratif. La générosité a ses limites, car cette désinvolture capricieuse de black trash en roue libre est difficilement pardonnable. On lèverait presque la main que l’on se ravise. On ne va pas finir vieux rassis. Car il reste néanmoins la grande gueule outrecuidante, mais infiniment attendrissante de West, et son hymne à Dieu. Ne pas le prendre au sérieux en se moquant de cet aspect, et s’en servir pour enterrer cet album là, serait injuste. Kanye n’est pas censurable ; il ne peut vivre sans être lui ; c’est une langue folle car indomptable. Sans égal à ce stade, l’album est hors de son temps, impassable à la radio, d’autant plus avec tous ses mots en « n ». C’est aussi à se demander s’il n’y a pas un problème à aimer Jésus. Notre époque est si inculte de son passé qu’elle en a oublié que de grandes œuvres se sont bâties sur lui. Se refuser au rap chrétien en se bouchant le nez, c’est oublier aussi que le rap mahométan ou yiddish (qui des deux l’emportera…? suspens suspens) nous boudera encore un bon millier d’années. Pallions alors cette dévitalisation de nos clochers grâce au Ye. Nous espérons prochainement que le conclave se prononce pour remplacer le pape François par cet ambassadeur aux couleurs du cool. Si la créolisation est inévitablement notre fin (au sens, « notre projet »), alors celle proposée par Kanye, où valdinguent Jésus et blings, armes et selfies, gospel et boobs en plastoc, est, peut-être, la version la plus souhaitable qui nous en ait été proposée. Amen.
02. Jail (ft. Francis and the Lights & Jay-Z)
03. God Breathed (ft. Vory)
04. Off The Grid (ft. Playboi Carti & Fivio Foreign)
05. Hurricane (ft. Lil Baby & The Weeknd)
06. Praise God (ft. Baby Keem & Travis Scott)
07. Jonah (ft. Lil Durk & Vory)
08. Ok Ok (ft. Fivio Foreign & Lil Yachty)
09. Junya (ft. Playboi Carti)
10. Believe What I Say
11. 24 (ft. Vory)
12. Remote Control (ft. Young Thug)
13. Moon (ft. Don Toliver & Kid Cudy)
14. Heaven and Hell
15. Donda (ft. Ariana Grande & Toni Williams)
16. Keep My Spirit (ft. Conway The Machine, Kaycyy & Westside Gunn)
17. Jesus Lord (ft. The LOX, Jay Electronica & Swizz Beatz)
18. New Again (ft. Chris Brown)
19. Tell The Vision (ft. Pop Smoke)
20. Lord I Need You
21. Pure Souls (ft. Roddy Ricch & Shenseea)
22. Come To Life
23. No Child Left Behind (ft. Sunday Service & Vory)
24. Jail Pt. 2
25. Ok Ok Pt. 2 (ft. Shenseea & Rooga)
26. Junya Pt. 2 (ft. Playboi Carti & Ty Dolla Sign)
27. Jesus Lord Pt. 2
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